Chroniques

par bertrand bolognesi

soirée Rachmaninov de l’Orchestre de Paris
Jorge Luis Prats et Paavo Järvi

Salle Pleyel / Paris
- 19 octobre 2011
le compositeur russe Sereï Rachmaninov
© dr

Il n’est pas si fréquent qu’un programme soit entièrement consacré à un compositeur (hormis s’il s’agit des symphonies mahlériennes, il est vrai), comme c’est le cas ce soir. C’est qu’à l’Orchestre de Paris s’est associée la Fondation Rachmaninov, afin de présenter, deux soirs de suite, un menu parfaitement construit qui prend sa source dans une œuvre de jeunesse encore timide et s’accomplit dans le dernier opus du maître russe.

Après quelques pages orchestrales mises sur le papier dès 1887 (à quatorze ans, le musicien écrit un Scherzo), Rachmaninov trouve dans l’univers de Tchekhov l’inspiration de son Opus 7, le poème symphonique Le rocher, dont il place la partition sous la protection de Lermontov en y déposant ses vers, « Un nuage doré a sommeillé sur le sein d’un rocher géant ». Bien ancrée dans le symbolisme de son temps, l’œuvre est créée à Moscou au printemps 1894. Strictement contemporaine du Trio en ré mineur Op.9 n°2 conçu en hommage à Tchaïkovski disparu le 6 novembre 1893 (25 octobre, selon le calendrier julien), elle fait se rejoindre deux pôles de la musique russe tout au long d’une écriture qui volontiers fait siennes leurs manières : l’étoile récemment disparue et son illustre cadet, le compositeur et immense pédagogue Nikolaï Rimski-Korsakov – à qui reviendrait, les mois suivants, la tâche d’achever le dernier opéra du défunt, Tcherevitchki (Черевички) tiré de La nuit de Noël, nouvelle de Gogol [lire notre critique du DVD].

Ainsi Le rocher prend-il un départ sombre, d’un dramatisme frisant l’opéra, un ton qui n’est pas sans rappeler le Tchaïkovski de La Dame de Pique (Пиковая дама, 1890), mais aussi évolue-t-il vers une mélodie un rien orientalisante, proche des mélismes d’un Balakirev et, plus assurément encore, vers la manière de Rimski-Korsakov auquel le jeune homme l’a dédié. À la tête de son orchestre, Paavo Järvi dessine discrètement le drame introductif pour laisser se profiler en toute légèreté les virevoltes de flûtes et le frémissement des cordes. Les bois s’affirment délicatement colorés, jusqu’au froncement de sourcils des contrebasses auxquelles viennent prêter poils forts les trombones et le tuba. De là surgit une pâte rendue alors généreuse des cordes, dans un geste large qui conclut la pièce.

Après l’échec du Concerto en fa # mineur Op.1 n°1, violemment critiqué, Rachmaninov sombra dans une vertigineuse mélancolie dont il put écarter les dangers grâce aux soins du neurologue Nikolaï Dahl à la demande duquel, après plusieurs mois de traitement, il se lançait dans l’écriture d’un nouvel opus concertant pour piano. Dédié à celui qui sut lui redonner goût à la vie, le Concerto en ut mineur Op.18 n°2 fut créé à l’automne 1901, à Moscou. Il est sans doute l’œuvre la plus célèbre du musicien, de sorte qu’il ne paraîtra guère nécessaire de revenir ici plus avant sur sa facture.

Sous les doigts du pianiste cubain Jorge Luis Prats, les premières mesures bénéficie d’une sonorité moelleuse, dans la rondeur d’un jeu généreusement pédalisé. Au fil du premier mouvement, l’aigu affirme une onctuosité inattendue, le grave un confort cotonneux, signant d’emblée une interprétation d’une grande douceur, à laquelle s’oppose le ciselé précis de l’orchestre dont il faut saluer le violoncelle solo pour la tendresse accordée à son trait. L’Andante central s’amorce dans une régularité un rien empesée qui n’est pas sans charme, quoiqu’assez malencontreusement elle alourdisse le flux. Le long ralenti final, même si savamment respiré, n’en finit plus de finir. L’ultime épisode du concerto s’avoue franchement brouillon, entravé dans une pâte qui de ronde s’est faite grassouillette, au détriment d’une articulation qui, indéniablement, appelle plus de clarté.

Souvent entendues dans leur version pour deux pianos, les Danses symphoniques Op.45 demeurent plus rares à l’orchestre. C’est cependant pour le vaste effectif qu’elles furent initialement conçues, en 1940. Chacune d’entre elles s’interroge sur les pages de la vie. Elles sont la dernière œuvre de Rachmaninov qui s’éteindra deux ans après leur création. Paavo Järvi sert magnifiquement la tonicité de la première qu’il cisèle en grand relief, traçant un superbe chemin de timbres à la dynamique subtile, mais jamais maniérée. La vigueur de l’exécution séduit immédiatement, tandis que le chant mâle du saxophone envahit bientôt les pupitres de ses opulences. Introduire une valse (deuxième mouvement, Andante con moto) par des sonneries moussorgskiennes, il fallait y penser ! À des cuivres en pleine forme répondent des cordes tendres, dans une lecture remarquablement leste qui s’approprie les hésitations et regrets de la danse elle-même. Finement nuancée, l’ultime page dissimule à peine son Dies Irae, bientôt rendu évident, auquel se mêle un autre thème, vraisemblablement inspiré d’un (sinon puisé dans) choral orthodoxe. On sait l’omniprésence de l’hymne grégorienne dans le parcours de Rachmaninov, une sorte « d’écart de culture » que l’identité russe – quoique vécue dans la nostalgie, ou parce que vécue dans la nostalgie, précisément ?... – fait sien dans ce curieux entrelacs.

BB