Chroniques

par françois cavaillès

Sophie Koch et François-Frédéric Guy
Brahms, Duparc, Liszt, Schubert, Strauss et Stravinsky

Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 15 octobre 2017
récital Sophie Koch au Palais Garnier, qu'accompagne François-Frédéric Guy
© vincent pontet

Si un soir d'automne à se repaître de Lieder et de mélodies françaises par Sophie Koch, dans le ravissement du Palais Garnier, est l'idéal (ou, mieux encore, lui ressemble), si se présente avec amabilité dans ce haut-lieu des moments exquis, plein d'entrain en tant que spécialiste du récital, le mezzo-soprano de très bonne réputation – dernièrement, à l'Opéra de Paris, la seule à surnager dans La damnation de Faust –, au salut des grandes heures romantiques il faut bien se sacrifier. Si, de plus, avec quelques poèmes (immenses certes, ne serait-ce que Goethe...) et un piano confié au remarquable François-Frédéric Guy, le chant se surpassait dans l'art du comment dire, au bord du songe ?... En réalité, tous les débuts sont ici difficiles.

Justement, qu'on puisse se permettre de commencer par Le faune et la bergère (1906) – composition tripartite de Stravinsky, aux contours enflés d'aspirations ardues et de notes précieuses, petit conte vif, complexe jeu de points de vue finalement emporté, dans une fantastique course pianistique, par un torrent lyrique. Remarquable, particulièrement à la conclusion de chacune des trois chansons, soit tour à tour dans l'harmonie miraculeuse, la projection catapultée et l'exaltation triomphale, Sophie Koch pourrait s'enorgueillir de réussir, même au forceps, à exprimer en français la poésie de Pouchkine. Mais encore mieux, la voie de la guérison d'un été si vite expédié s'approfondit ensuite, avec pudeur et puissance, dureté et force du sortilège, en suivant le génial Liszt à travers quelques-uns de ses Lieder inspirés de poèmes français.

D'une voix aimante, la cantatrice se fait messagère de mots simples, empreints d'un malaise porté jusqu'à la sauvagerie (« je pleure »), pour la charmante confession, douce-amère comme un petit air de Montmartre, Il m'aimait tant (de Delphine de Girardin, l'épouse du grand patron de presse parisien Émile de Girardin). La fragilité amoureuse y est véhiculée par le piano, notamment lorsqu’il parvient à l’accord parfait de tonique. Moins chantante, la poésie hugolienne met en valeur diction et expression, séduction en rondeur (S'il est un charmant gazon) et belle échappée « pour un baiser » si fondant (Enfant si j'étais roi). Filer en un joli bouquet le XIXe siècle de nos grands auteurs, empocher leur esprit tragique sans en radoter les flonflons, relève bien de la gageure, même en recourant aux vers de Baudelaire.

L'invitation au voyage et La vie antérieure, ou les chaînes du rêve éveillé de toute une existence, n'ont qu'à bien se tenir, depuis que mises en musique par Henri Duparc... Leurs mots sont des trésors pillés avec bonheur. Ainsi dans L'invitation, au piano poussé loin dans l'imaginaire, le terme de volupté est-il délivré avec une telle excellence dans l'émission des trois voyelles. L'âme du sonnet est même multipliée, par un parfait jeu de modulations, dans La vie antérieure, si fluide sur la lancée du chant chaloupé, puis libérateur du bouleversement intérieur : « c'est là, c’est là que j'ai vécu ». Finalement, les couleurs du couchant dépeintes par François-Frédéric Guy rappellent le fuchsia de la robe longue de Sophie Koch. Une autre jolie mélodie de Duparc se glisse dans l'interstice baudelairien. Le manoir de Rosemonde, poème de Robert de Bonnières, connaît un traitement musical bien différent mais intéressant, surtout par la force du verbe de la chanteuse et par la grande agilité du pianiste.

S’il est possible, en passant par l'entracte, de quitter ces rêveries tribales, le réveil voit l'entrée vivifiante en plein pays du Lied, domaine souvent arpenté par Sophie Koch, et d'abord d'un pas alerte, suivant le débit libre et rapide pris par le Musensohn. Schubert et Goethe encore, pour un chef-d’œuvre, Gretchen am Spinnrade, fameux thème faustien, comme pour combler les germanistes et tous les autres jusqu'à l'incandescence, tant les tourments de la fileuse sont maîtrisés, au point de sembler faire tourner le plafond de Chagall ! Témoignage de gratitude chaleureux et haletant, porté par le timbre superbe du mezzo, Sei mir gegrüsst nous a entre-temps laissés dans une terrible solitude mélancolique, et Die junge Nonne le cœur remué par la bravoure insufflée au personnage. Schubert lève l'ancre et Brahms arrive, à l'empreinte plus sèche ou concise.

En jurant fidélité à toute épreuve – « splittert der Fels auch im Wind » : même si le roc se fend dans la tempête –, Liebestreu témoigne du goût théâtral du romantisme allemand et dévoile aussi sa sensibilité morbide. Plus de froideur, encore, dans le bref et mièvre Das Mädchen spricht – « Schwalbe, sag mir an... » : Hirondelle, dis-moi... –, mais le beau tracé de la ligne vocale de Botschaft et l'irrésistible andante Wie Melodien zieht es mir soulèvent de somptueuses considérations sur les vertus de remèdeLied du Lied. Allant tout à leur guise ou bien emportés par l'évolution du courant artistique, les fidèles ont essaimé vers les œuvres du dernier héritier, Richard Strauss.

Elles sont alors joyeusement projetées aux quatre vents tragicomiques de l'opéra qui infuse Allerseelen, grandiose chant d'invitation, nerveux jusqu'à la flambée vocale, Nichts au lyrisme étrange, presque parlé, et à la plaisante, facétieuse envolée finale, Schlechtes Wetter, très entraînant et traversé de belles humeurs. Enfin, Ich liebe dich, volcanique, parsemé de fumigations mortelles et de splendides éclats de vive voix. De cette soirée de bombance, les bis sont straussiens, entre la solennelle Zueignung, puis une scène d'Ariadne auf Naxos, des plus intenses. Les artistes épuisés, les gourmands bien pourvus (à la limite du gras-double) – la belle vie !

FC