Chroniques

par bertrand bolognesi

Stefano Trasimeni dirige Opéra Lyre
œuvres de Deutsch, Eisler, Toch, Wolf, et Zemlinsky

Forum Voix Étouffées / Église Notre Dame des Blancs Manteaux, Paris
- 24 janvier 2008
le compositeur Ernst Toch (1884-1964)
© tillmann-matter | schott music

Alors qu’il rédige son livre Les voix étouffées du IIIe Reich (Actes Sud), le compositeur et chef d'orchestre Amaury du Closel se persuade de la nécessité de promouvoir par une activité de concerts la musique des compositeurs dits « dégénérés »par les autorités nationales-socialistes. Ainsi naquit le Forum Voix Étouffées, en collaboration étroite avec le Forum Autrichien. Après 2003 et 2005, ce festival connaît aujourd’hui sa troisième édition, ponctuant une présence régulière au Goethe Institut et au Musée de l’Armée, bientôt développée par un partenariat avec la ville d’Ivry-sur-Seine.

Ce concert s’attache à la production chorale, à travers des œuvres extrêmement rares. À commencer par les Ballades extraites de « La Mère », la pièce qu’en 1932 Bertolt Brecht adaptait du récit de Maxime Gorki, La vie de la révolutionnaire Pélagie Vlassova de Tver (1908) – qui ne se souvient de la magistrale incarnation de Maria Casarès dans la mise en scène de Sobel… –, dont Luigi Nono ferait l’épisode central de sa fresque Al gran sole carico d’amore [lire notre chronique du 9 mai 2004]. Hanns Eisler utilisa le chœur parlé pour sa musique de scène, favorisant une scansion signifiante. Dans Wie die Krähe, on notera l’opposition fascinante entre la lenteur d’un tactus obstiné de timbale, sur la partie parlée, et la tonicité dramatique du couplet chanté. La véhémence de Lob des Kommunismus s’ancre dans son époque, celle d’une riposte aux excès que l’on sait, ce qui n’empêche pas l’écriture de s’inscrire dans une longue tradition chorale, directement (comme dans Grabrede) ou par dérision (Lob der Wlassowas, d’un lyrisme confondant). Bien sûr, l’on est assez proche de Kurt Weill auquel immanquablement on pense lorsqu’il s’agit de Brecht, mais ici, l’harmonie se fait plus grinçante, tandis que l’expression vocale est plus forte que celle d’un Dessau, lui aussi grand « accompagnateur » de Brecht (Mère Courage, en 1946, ou encore Le cercle de craie caucasien, 1954). Le lecteur pourra enrichir son approche par l’écoute des Lieder d’Eisler [lire notre critique du CD] et de sa Deutsche Sinfonie Op.50 [lire notre critique du CD].

Plus rare encore, la musique du Viennois Ernst Toch [photo] offre des jeux surprenants de phonation, en avance sur leur temps, dans la Fugue de la géographie écrite en 1930, soit trois ans avant que l’auteur, fuyant le nazisme, s’installe à Los Angeles avec sa famille. Parce qu’il lui parut important d’insérer dans l’actualité contemporaine la recréation de ces nombreuses œuvres volontairement effacées par des décisions politiques et des événements historiques, l’initiateur de ce forum a souhaité passer commande à des compositeurs d’aujourd’hui. Après Nachem d’Amaury du Closel, créé le 21 janvier, c’est ici la première de Lamento (pour soprano et orchestre de chambre) de Peter Manfred Wolf, écrit sur des fragments de lettres, de comptes-rendus, d’entretiens et de récits concernant directement l’Holocauste.

L’œuvre est ouverte par un travail sur le souffle, dans de délicates périphéries d’attaques, comme une détente de la harpe, d’où peu à peu nait un grain plus vibré, associé à un paradoxale legato de percussion. Là survient un Sprechgesang en langue anglaise, avantageusement servi par la saine projection de Stéphanie Loris. Dans la partie en allemand, le chant s’affirme. L’on goûte alors l’éventail expressif remarquablement varié du soprano qui dépose des attaques aiguës à la fois sûres et savamment nuancées. De même s’élèvera, à partir d’embryons hésitants soutenus par une lancinante pédale de cordes, un choral de cuivres rondement transmis par l’acoustique des lieux. Finalement, les souffles introductifs reviennent pour s’éteindre.

Nous avons demandé à Amaury du Closel d’où lui est venu son intérêt pour les compositeurs de l’Entartete Musik : « Plusieurs causes en constituent l’origine, la principale étant que je fus l’élève de Max Deutsch, lui-même élève de Schönberg, ce qui devait naturellement porter mon regard sur certains sujets. Je suis tombé assez rapidement sur des partitions d’Hanns Eisler, avant même de recueillir le fond de partitions de Deutsch après sa mort. Dans ses documents, il y avait beaucoup d’œuvres d’Ernst Toch et de Franz Schreker. De fil en aiguille, j’ai voulu jouer ces musiques. De fait, j’ai enregistré dès 1986 les Cinq chants sur des poèmes d’Edith Ronsperger de Schreker. J’étais alors le seul français à jouer sa musique ».

De Max Deutsch, précisément, nous entendons l’opus 1, Schach, un mélodrame pour chœur parlé et ensemble créé à Berlin en 1923, l’année même de Der Schatz, symphonie qu’il écrivit pour le film muet de Pabst [lire notre critique du CD]. En l’absence de texte et même d’argument, il est difficile d’apprécier l’œuvre à sa juste valeur, d’autant que l’acoustique embrouille sensiblement la diction chorale. L’on en perçoit cependant l’héritage encore brahmsien dans certains traits de l’écriture chambriste, ou une suave mélodie de clarinette sur un ostinato de piano et contrebasse.

Alexander von Zemlinsky demeure le plus connu de ces musiciens, grâce, entre autre, aux engagements d’Antony Beaumont et de James Conlon. Les artistes du Chœur Opéra Lyre et l’Ensemble Voix Étouffées livrent une exécution d’un lyrisme tendre de son Psaume Op.14 n°23 (1910), qui rend parfaitement compte d’un héritage mahlérien. L’on joue la version arrangée par Erwin Stein à qui l’on doit de nombreuses réductions réalisées pour les concerts de la société de Schönberg. Tout au long de la soirée, la direction de Stefano Trasimeni s’avère d’une grande clarté et dessine adroitement les différents climats.

BB