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Chroniques
Stiffelio
opéra de Giuseppe Verdi
Lors d’un festival, on est souvent confronté à l’inégalité de ses différentes propositions. Certains font exception, comme le Festival Verdi qui, avec cette nouvelle production détonante, continue de contenter la curiosité. Lorsqu’en 1850 Stiffelio est créé à Trieste, le compositeur est loin d’imaginer qu’il choquera les autorités et une partie du public. C’est qu’il s’agit d’une histoire d’adultère, d’un pasteur ayant à pardonner la faute de son épouse repentante, dans l’instant même où le beau-père assassine l’amant. C’était un peu beaucoup en terre catholiquissime ! Surpris et déçu par cet accueil minable, Verdi reconduisit l’œuvre dans un scénario politiquement correct etsous un autre titre,si bien que ce n’est qu’en 1968, et ici-même, à Parme, que l’ouvrage retrouvait la scène. Nouvelle rareté, donc, qui fait événement.
À l’époque, Stiffelio avait été présenté sur la scène du Teatro Regio, mais aujourd’hui, c’est dans l’étonnant Teatro Farnese, conçu en 1618 par L’Argenta dans le goût de Scamozzi et Palladio, que se déroule la sulfureuse histoire. Non content d’habiter ce lieu magnifique par une mise en scène traditionnelle, de toute façon impossible ici (vue l’architecture), Graham Vick l’investit avec la maestria qu’on lui connaît en brisant la barrière entre plateau et salle. Ce soir, pas de fauteuil : le public est invité à déambuler à sa guise dans l’ovale au centre duquel une sorte de ring fait office de scène principale, dominée par la croix. L’orchestre est excentré et les gradins occupés par des slogans.
L’immersion dans la vie privée du pasteur est déroutante. Elle peut déranger, au même titre que la création de Stiffelio en son temps. Chacun est libre d’observer, plus voyeur que jamais, ou encore de photographier, voire de filmer, et sans doute en est-il plus d’un qui communique en direct via Facebook. Suivre le livret sur son smartphone également offert. La question vient vite : celui-ci est-il vraiment un spectateur ou est-ce un comédien qui donne l’exemple pour nous désinhiber ? Je n’ai pas la réponse – sauf lorsque l’un s’exalte dans une transe quasiment épileptique, quand on m’aborde sournoisement pour glisser sous mes yeux un extrait d’encyclique papale ou lorsque deux hommes dansent insolemment sous la gigantesque croix, alors dérisoire, et assument devant tous, par un baiser splendide et même enviable, leur bel amour pourtant honni par le clan des corbeaux (les bigots les passent à tabac !) –, mais il me semble qu’il en faut peu pour que le spectateur participe du dispositif.
L’idée est excellente de transformer notre bon cocu de curé en figure de proue d’un mouvement politico-religieux très militant ! À grand renfort de marketing, à l’effigie de Stiffelio idolâtré par ses suiveurs, bible en main, ce parti réactionnaire revendique les valeurs de la famille, face à des groupuscules libertaires qui s’y opposent, nous incluant dans la bataille idéologique – et je ne vous dévoile pas tout ! Il est ici beaucoup question de pouvoir, de sexe, d’argent, de populisme et de révolte. Sous la lumière souvent crue de Giuseppe di Iorio, Vick interroge une morale de surface qui, dans l’ombre, mène au crime.
Et qu’en est-il de l’ambition brûlante du pasteur ? N’est-ce pas à force de courir les meetings qu’il a délaissé sa belle Lina ? Voilà qui pose une autre question : celle du droit des femmes au plaisir. Bref, beaucoup de sujets contemporains sont abordés de front dans cette production très innovante, d’une manière qui amène forcément une prise de position – notre opinion n’est jamais dirigée, chacun est libre de choisir, en fait, comme chacun choisi d’où il regarde l’opéra, s’il préfère la proximité de l’orchestre, s’approcher de tel chanteur qu’il aime plus qu’un autre, se placer à distance rassurante des différents foyers de jeu ou, au contraire, s’engager dans le feu de l’action. Dans les costumes de Mauro Tinti, le mouvement des personnages et des nombreux figurants a été réglé par le chorégraphe Ronald Howell, un vieux complice de Graham Vick, dans ce spectacle sur l’intolérance, le pardon, l’honnêteté et la honte, sans oublier la responsabilité de chacun dans la vie de tous, dans l’épanouissement de la collectivité.
La proposition est si forte qu’elle induit de renoncer en partie au séparatisme analytique de l’exercice critique. Coproduite par l’institution bolognaise souvent associée au Festival Verdi, la soirée est musicalement assurée par les Coro e Orchestra del Teatro Comunale di Bologna. Au pupitre, maestro Guillermo Garcia Calvo me parut ciseler l’interprétation avec une énergie courageuse. Pour le bon chrétien, le désespoir est un péché, mais le Père Stiffelio n’est pas loin de s’y abandonner… Avec une souplesse digne d’éloge, Luciano Ganci compose adroitement le personnage, vocalement et scéniquement. Une tendance vériste surgit dans le chant, mais elle s’intègre parfaitement dans le dispositif. Remarquée en Liù l’an dernier [lire notre chronique du 6 août 2016], María Katzarava décline une palette de couleurs et de nuances qui font de Lina une sensuelle intarissable – c’est même grâce à la séduction des sens qu’elle obtient le pardon de son mari ! On comprend le désarroi de Lina sous l’insistance de Raffaele : le jeune Giovanni Sala possède tout ce qu’il faut pour faire tourner les têtes ! Voix claire, timbre frais et physique à l’avenant. Le plus verdien de tous s’avère être le baryton-basse Francesco Landolfi dans la partie du père tueur, Stankar, avec une ligne plus rigoureuse.
Après une Traviata de bon aloi et un Jérusalem passionnant, quoique plus traditionnel [lire nos chroniques des 28 et 29 septembre 2017], il fait date, ce Stiffelio qui, non par principe mais motivé par une plongée loyale dans l’œuvre, bouscule intelligemment les habitudes !
KO