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Stop Playing
Mitterer par Mitterer
C’est le genre de créations dont on se demande s’il faut vraiment parler, de peur d’éventer leur secret et de gâcher leur première écoute, comme d’un bon polar ou d’un film à suspense. D’un autre côté, dans les meilleures de celles-ci, les qualités artistiques dépassent nettement l’effet de surprise. Alors, le Rosebud de Stop Playing, quel est-il donc exactement ?
Le programme lui-même induit en erreur, qui annonce, en ouverture et en fermeture du concert, le Prélude puis la Fugue en mi bémol majeur BWV 552 de Bach. Mitterer entonne donc à l’orgue le Prélude – avec une noblesse solaire mêlée de solennité, dosant avec soin les reliefs et la respiration de la phrase. Puis au bout de quelques minutes, on croit percevoir un problème dans l’accord de l’instrument, dans l’harmonisation des tuyaux ou la qualité mécanique des anches. On hoche la tête, et on s’efforce d’ignorer cette gêne passagère. Mais celle-ci persiste, insiste, et le défaut – qui affecte à présent la justesse mais aussi le timbre du son – s’immisce bientôt dans tout le contrepoint, l’envahit, le mite, et on ne peut que se rendre à l’évidence : Mitterer détourne délibérément Bach de son lit. Incarnant à son tour le vampire qu’il accompagnait hier [lire notre chronique], il vampirise Bach, référence absolue de la musique occidentale ; Bach devient Rosebach, paradis perdu, événement ou traumatisme déterminant et structurant pour tout musicien.
On songe un moment à un exercice de style comme ont si bien su le sublimer Ysaÿe dans ses Sonates pour violon seul ou Berio dans ses Sequenzas. Mais, bientôt, Mitterer dépasse à son tour l’exercice, en traitant son instrument d’une manière plus ou moins bruitiste. Stops en anglais désigne en effet dans le domaine de l’orgue la registration. Stop Playing joue donc sur la mécanique des jeux, et ce qu’il advient lorsqu’un jeu n’est pas tout à fait « tiré ». Déconcertant au premier abord, cette technique nous fait bientôt pénétrer dans un nouvel univers sonore, passant sans peine d’un plan à l’autre, d’un ton à l’autre – de la violence des clusters à l’allure lointainement enfantine d’un orgue de barbarie. Grâce, notamment, aux échantillons sonores préenregistrés auxquels Mitterer fait appel à l’envi, on a le sentiment d’un instrument en souffrance, à la respiration mécanique haletante – comme un orgue à bout de souffle.
Mitterer continue cependant de jouer avec la référence, pour montrer combien elle nous habite, combien, tel le naturel qui, sitôt chassé, revient au galop, elle pousse pour refaire surface. Et Bach pointe ainsi sa tête, plus ou moins massacré de loin en loin – Massacre est le titre d’une pièce de théâtre musical de Mitterer [lire notre chronique du 26 février 2010]. Parfois d’un peu trop loin : la pièce entière dure près d’une heure et, par ses aspects improvisés et sa structure formelle assez lâche, n’est pas sans quelques longueurs.
Bien sûr, avec une telle astuce pour prémices, Stop Playing est au pied du mur lorsqu’il s’agit de revenir vers la Fugue : la transition est d’autant plus délicate qu’elle est attendue. Elle vient graduellement – d’abord comme une touche de couleur, un souvenir qui se précise, un violon qui s’accorde, puis comme on trouverait une station radio, en tournant les boutons du poste pour trouver la bonne fréquence, non sans quelque hésitation. Mais, même après son Come Bach, il restera toujours, derrière le jeu clair et maîtrisé du compositeur, un jeu « mal tiré », accompagné de son petit souffle faux dans le son.
Mais, après tout, Bach n’était-il pas lui même le plus grand des improvisateurs ? Et le plus grand des imitateurs-copieurs-référenceurs-rendeurs-d’hommage ? Un vampire à sa superbe manière ?
JS