Chroniques

par jorge pacheco

Susanna Mälkki dirige l'Ensemble Intercontemporain
cycle Robert Schumann | Hanspeter Kyburz

Cité de la musique, Paris
- 11 mai 2012
le compositeur allemand Hanspeter Kyburz
© dr

« Il y a deux types de compositeurs : ceux qui composent au piano et ceux qui composent sans piano. Tu seras de ceux qui composent au piano ». Ainsi aurait parlé Nikolaï Rimski-Korsakov à son jeune disciple Igor Stravinsky quand celui-ci lui montra ses premières compositions. La dichotomie qu'établit cette célèbre phrase, probablement déjà connue bien avant l'anecdote, subsiste encore dans le propos informellement attribué à Gérard Grisey selon lequel les compositeurs se divisent entre « ceux qui écrivent ce qu'ils entendent et ceux qui entendent ce qu'ils écrivent ». Cependant, il semblerait que cette division ne soit pas aussi catégorique, et qu'intuition sensible et abstraction intellectuelle constituent des forces antinomiques toujours présentes dans l'esprit des créateurs. Du rapport entre les deux, de l’éventuelle domination de l'une sur l'autre ou de leur équilibre, naît ce qui caractérise le style de chacun.

Tel est le point de départ du cycle Schumann|Kyburz de la Cité de la musique, qui réunit en l'espace de huit jours des œuvres clés de ces deux compositeurs, présentés comme appartenant aux versants opposés. Ce soir, nous avons l'opportunité d'entendre des pages tardives du génie romantique où transparaît le désir de contenir par un effort de construction le feu débordant de l'élan expressif : Märchenerzählungen Op.132(Récits de contes) pour clarinette, alto et piano, et Vier doppelchörige Gesänge Op.141(Quatre chants pour double chœur). À la différence de Schumann, Kyburz part d'une structure froidement calculée (souvent par le biais de complexes algorithmes) pour ensuite laisser peu à peu l'espace à l'intuition. Dans certains cas, cela réveille en lui le besoin de réviser des œuvres déjà terminées, et c'est ainsi que voit ici le jour la nouvelle version de Réseaux pour six instruments, œuvre initialement crée en 2003. La deuxième partie est exclusivement consacrée à The Voynich Cipher Manuscript, pièce de grande envergure pour chœur mixte et ensemble écrite en 1997 [lire notre chronique du 27 septembre 2003].

Réunis dans le Trio Modulations, consacré principalement au répertoire contemporain, l'altiste Odile Auboin, le clarinettiste Alain Billard et le pianiste Hideki Nagano, tous trois membres de l'EIC, se concertent pour l'exécution des Märchenerzählungen qui ouvrent la soirée. La connaissance réciproque des trois excellents musiciens, leur habitude de jouer ensemble, rendent leur version d'un admirable naturel. Le premier mouvement, paisible et lyrique, brille par la souplesse avec laquelle le chant passe d'un instrument à l'autre dans une texture homogène et équilibrée. Le deuxième mouvement, livré avec une exceptionnelle densité, semble représentatif de l'état d'agitation où se trouve Schumann au moment de la composition. Une étrange marche dont la mélodie est disloquée par des intervalles de grande ampleur entoure une partie centrale nettement contrastante où alto et clarinette ne font plus qu'un, dans un parallélisme parfaitement nuancé. Au troisième mouvement, où le trio démontre encore sa cohésion et sa maîtrise du phrasé romantique, nous retrouvons enfin les longues phrases expressives que le compositeur affectionne. La bonne humeur du quatrième mouvement est malencontreusement trahie par une anche trop faible à la clarinette qui couine dans l'aigu à plusieurs reprises, et ne retrouve pas l'aisance des mouvements précédents.

S'ensuit l'exécution de Réseaux, dont on entendait ici-même la deuxième version il y a six ans [lire notre chronique du 7 novembre 2006]. Inspiré par les paysages du peintre Japonais Sesshû, Kyburz nous entraine dans un processus infatigable de développement thématique. Le matériau est décomposé et traité dans toutes les combinaisons possibles de manière assez vertigineuse ; telle est probablement la raison pour laquelle le compositeur a voulu réviser encore une fois la partition : dans cette nouvelle version, des mesures de repos s'ajoutent entre les différentes sections développantes, ce qui permet à l'auditeur d'aérer son écoute et de se préparer pour l'enfilade suivante. Ces nouvelles sections, qui installent toujours un tempo plus lent, rendent sans doute plus « aimable » le déroulement de l'œuvre. Cependant, le contraste entre les différentes textures, très variées, est un peu contrarié par une couleur harmonique homogène qui n'explore point au delà du chromatique et se montre somme toute assez traditionnelle.

Les gestes de Susanna Mälkki, qui dirige l'Ensemble Intercontemporain avec une admirable précision, transmettent une certaine rigueur martiale, lui donnant parfois l'aspect d'un « tambour-major ». Malgré cela, ils restent sobres et ont le grand mérite de désigner avec une clarté indéniable le premier temps de chaque mesure.

Le concert se poursuit avec l'exécution des Quatre Chants pour double chœur de Schumann. Crée de façon posthume (sauf la première pièce, en 1850) et rarement joué, ce recueil est écrit sur des poèmes d'auteurs différents (Rückert, Zedlitz et Goethe). De grandes libertés sont prises par Schumann dans le traitement de ces textes qu'il réorganise, décompose et fragmente selon ses besoins expressifs, façon de procéder assez habituelle de nos jours, notamment Kyburz lui-même. Sans abandonner sa gestuelle énergique, Susanna Mälkki obtient des BBC Singers une palette presque infinie de nuances. La clarté de la diction des chanteurs permet d'atteindre de hauts sommets en ce qui concerne l'emphase expressive de l'œuvre. L'un d'entre eux est sans doute ce magnifique passage de la dernière pièce où le douloureux chromatisme descendant sur les mots « L'erreur veut troubler mon esprit » se change en extase jubilatoire pour « que je marche où poétise, tu m'indiques le chemin ! ».

The Voynich Cipher Manuscript se réfère au mystérieux Manuscrit de Voynich, écrit au XVe siècle par un auteur inconnu et dans un alphabet que même les cryptologues les plus renommés n'ont pu décoder à ce jour. Les analyses syntaxiques semblent pourtant indiquer une logique dans la combinaison des lettres de cet alphabet, et des nombreux chercheurs ont pensé, à partir des illustrations de plantes et de constellations qu'il contient, qu'il pourrait s'agir d'un traité d'alchimie. Cependant, l'hypothèse selon laquelle le manuscrit est en réalité dépourvu de sens et aurait été fabriqué à des fins malhonnêtes (au XVIe siècle l'ouvrage fut en effet acquis à prix d'or par Rodolphe II, empereur du Saint Empire et célèbre ésotérique) prend de plus en plus de force – ce qui serait sans doute bien décevant pour tous, le compositeur en premier.

« Arnaque » où pas, Kyburz signe avec cette pièce une des plus belles pages de ces dernières années. Une atmosphère étrange, qui n'est pas sans rappeler celle des œuvres vocales de Berio, par l'utilisation de différentes langues et l'irruption de bribes de texte éparpillées, pose les bases d'un discours où le mystère est omniprésent. La spatialisation du son y contribue : les quatre familles d'instruments de l'orchestre, chacune accompagnée d'un percussionniste ; quatre chœurs et quatre chanteurs solistes sont disposés sur chaque côté de la salle. Le son parvient donc à l'auditeur sans qu’il puisse en identifier la source, ce qui favorise les illusions auditives. D’abord présentée de manière éparse, la matière s'articule lentement dans des textures d'une grande richesse, ponctuées par des interventions des solistes qui chantent avec une expressivité presque souffrante un texte dont nous ignorons le sens. Un cantus firmus s'installe ensuite de manière progressive, au moment où les solistes semblent proférer d’étranges incantations. Aux coups sourds d'un gong très grave, la musique s'éteint lentement dans le brouillard initial.

Qu'ils procèdent de manière intuitive ou rationnelle, Kyburz et Schumann partagent sans doute ce caractère érudit qui leur permet de s'approprier les œuvres plastiques, littéraires ou lyriques dont ils font le catalyseur de leur propre expression. À la fin de la soirée, nous en sommes convaincus : possesseur d'un catalogue qui ne contient que dix-huit opus (il décide de retirer les œuvres d'avant 1993), Kyburz est certainement un de ces compositeurs dont le passage à Paris constitue un événement à ne pas manquer, même lorsqu’on le mesure à Schumann.

JP