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Chroniques
Takemitsu : my way of life
spectacle de Peter Mussbach
Littérature, cinéma, théâtre, tout son environnement contemporain avait lentement orienté Toru Takemitsu – et contre toute attente – vers l'opéra, genre jusque-là déprécié. Décédé le 20 février 1996 des suites d'un cancer, il ne put mener à bien le projet déjà écrit dans sa tête, et pour lequel Kent Nagano avait été sollicité. Sur la demande de la famille Takemitsu, Peter Mussbach reprend le projet, s'inspirant principalement d'un dialogue retranscrit entre le compositeur et l'écrivain Oe Kenzaburo. « Quand je pense à un opéra, disait-il, même s'il met en jeu, bien entendu, des personnages du monde réel et quotidien, [...] il y a toujours en arrière-plan un espace et un temps qui ne sont pas ordinaires, et en définitive l'ensemble devient irréel. Quel que soit le réalisme de l'écriture, je cherche à faire exister un monde qui se situe au-delà de la réalité quotidienne » (in programme du Théâtre du Châtelet ; extrait de Créer un opéra, paru le 20 novembre 1990). Et de citer Passaggio de Luciano Berio comme exemple d'opéra réussi, mais aussi Andrei Tarkovski pour la « sensation du monde »perceptible dans son œuvre. Pour quatre soirs, le Théâtre du Châtelet présente Takemitsu : my way of life, créé le 14 octobre dernier au Deutsche Staatsoper de Berlin. Le spectacle, conçu comme un lien entre Orient et Occident, s'organise autour d'une dizaine de morceaux composés entre 1957 (Requiem for Strings) et 1992 (Family Tree).
Quoi de plus extraordinaire que la mémoire, cette faculté qui nous permet de voyager à travers le temps, dans des lieux du passé, d'invoquer des visages aujourd'hui disparus ? Ici, une très vieille femme se souvient d'elle-même à soixante, à trente-cinq et à cinq ans. L'argument retenu – servant de lien plus que d'histoire – se résume aisément, mais l'esthétique qui le sert est plus complexe. Peter Mussbach joue avec les ressources de la machinerie pour faire apparaître et disparaître les différents personnages tels des fantômes, ou encore utiliser des rideaux semi translucides, rappelant immanquablement ce souvenir-écran, pilier de la psychanalyse. Ses propositions sont assez ouvertes pour permettre plusieurs niveaux d'interprétations : le flash de l'ouverture peut être un éclair de mémoire comme le picadon d'Hiroshima, la peau de la vieille femme semble ridée comme une écorce ou brûlée par les radiations, le corps de l'enfant évoque la douceur du poupon de cellulose mais aussi l'effrayante pâleur des danseurs de butō. Dans un espace-temps compressé comme une boule de papier, les ours en peluches du passé croisent les manga-girls d'aujourd'hui... Si le résultat paraîtra monstrueux à beaucoup, si on peut s'agacer d'une création sonore moins efficace qu'un beau silence, il a le mérite d'avoir été proposé avec intelligence et honnêteté.
Outre le metteur en scène, il y a beaucoup de monde à remercier pour l'univers d'émotions offert ce soir. Kent Nagano, tout d'abord, pour le moelleux qu'il a apporté au lyrisme de son compatriote, évitant de nuancer à l'excès ; l'impeccable Deutsches Symphonie-Orchester Berlin ainsi que deux des musiciens sur scène – Kifu Mitsuhashi (shakuhachi) et Yukio Tanaka (biwa) – ; le baryton Dwayne Croft, d'une puissance et d'une couleur vocale remarquable ; et les trois personnages féminins : la diseuse Georgette Dee, l'actrice Christine Oesterlein entre rires et sanglots, la récitante Mélanie Fouché, enfin, petit bourgeon étonné tout au bout de son arbre généalogique.
LB