Chroniques

par françois cavaillès

Tannhäuser
opéra de Richard Wagner

Latvijas Nacionālā Opera, Riga
- 24 mai 2017
Mārtiņš Ozoliņš joue Tannhäuser (1845) au Latvijas Nacionālā Opera (Riga)
© agnese zeltina | latvijas nacionālā opera

De Lettonie, état balte de deux millions d'habitants actuellement en fête pour son centenaire, la capitale Riga propose beaucoup en matière d'art lyrique. Ici le chant, le dessin et la peinture, de tradition vieille comme l'ambre, fleurissent ainsi qu'en ce doux printemps les beaux jardins autour de l'Opéra national (Latvijas Nacionālā Opera), ravissant lieu de productions de plus en plus nombreuses et intéressantes, semble-t-il... aux wagnériens, tout particulièrement, à mesure que se multiplient sur scène les hommages au maître de Bayreuth, en écho à son bref passage à Riga (de 1837 à 1839).

Ainsi, bien dans l'air du temps pour l'Ascension, nous est donné en plat pays un Tannhäuser tout neuf, ayant la fleur pour principal motif scénique. La mise en scène du Finlandais Vilpu Kiljunens convie en effet éléments naturels séculaires et nouvelles technologies pour donner à voir une version moderne du cinquième opéra de Wagner (créé en 1845 à Dresde), certes libéré de nombre de ses référents historiques mais encore fidèle à certains détails de la pensée originale.

Sur le rideau de l'Ouverture, pour une bonne part baissé, se dessine vaguement en coin une auréole pourpre, sorte de bourgeon numérique, alors que des bribes de texte en forme de citations sont projetées en averse tout au travers de la toile. Procédé visuel qui valorise par défaut la superbe composition wagnérienne, restituée avec vitesse, puissance, érotisme et classe par l'Orchestre de l'Opéra national letton et son chef Mārtiņš Ozoliņš.

Ces mots d'amour inscrits en trois dimensions évoquent le générique d'un film qui débuterait, au lever de rideau, dans un monde rouge s'enveloppant dans une vaste corolle aux pétales porteurs d'une certaine rosée littéraire (quelques restes de la pluie de caractères précédente). Les deux êtres premiers, Tannhäuser et Venus, s'y entretiennent à distance, en évolution autour d'un large plan incliné drapé, le lit-trappe d'où glisse le héros en échappée du Venusberg. Il s'agit moins d'un amant-philosophe tourmenté que d'un homme moderne, vêtu de noir, qui s'empare quelquefois dans sa colère de feuilles de papier comme pour illustrer le malaise du créateur. La représentation de Vénus, amplement enrobée, et des nymphes lascives et voluptueuses paraît d'une conception plus classique mais encore pleine de charme floral, animal et vocal.

Le vrai délice de la scène provient en fait des coulisses, grâce à un merveilleux chœur des sirènes. Ce soir, la belle réussite des ensembles vocaux – association originale du chœur maison à des membres du chœur de chambre Ave Sol et de la Maîtrise de Riga –, relie mieux les grands tableaux de Tannhäuser que la déclinaison des décors techno-naturels dans des tons verts, noirs ensuite, puis fuchsia – la corolle effeuillée devient coupole, ou firmament inaccessible au-dessus des personnages. Ainsi, près du château de Wartburg, semblable à un temple ou à un cimetière orné de graffitis et coiffé d'un dôme, la performance des pèlerins, unis et inspirés, donne toute satisfaction musicale en dépit de l'image trop sanglante des pénitents. Le plaisir de l’écoute augmente encore à l'introduction du concours, et ce par la remarquable fusion, si large, des divers formations chorales. Si jeunes et excellents dans ces sublimes pages de liesse, où l'écriture wagnérienne repousse les limites du genre, qu'on en souhaite un enregistrement dans les plus brefs délais – en gardant éventuellement les habits baroques et futuristes aux couleurs vives, beaux costumes par Kimmo Viskari !

D'une même jeunesse flamboyante, les solistes nous entraînent sans faute ni retenue dans la tension, le drame et le grandiose de Tannhäuser. Le rôle-titre est interprété avec force, clarté et exactitude dans les grands airs par le ténor Andris Ludvigs. La profondeur du personnage souffre toutefois de la réduction du contexte historique et philosophique de son aventure. Dans cet étrange monde visuel contemporain, qu’est-ce que cela signifie de chercher Rome ?... Voilà le défi de cette production, par ailleurs très correcte : incarner sans les négliger les personnages légendaires, avec leurs valeurs et leurs quêtes, si lourds de références inévitables à l'Allemagne médiévale et au grand mouvement romantique.

Ainsi peut-on aussi trouver trop d'excitation et de nervosité chez Elisabeth, faute de pouvoir comprendre ou croire en sa sainteté. D'apparence frêle et très jolie, Vida Miknevičūte déploie un magnifique soprano, puissant et irrésistible, tel un dragon crachant l'or en longues flammes, sans les accents wagnériens requis mais c'en est presque mieux, tant vaut le chant. Sublime voix, qui pourrait faire office d'antidépresseur !... Sa prière, hélas trop appuyée de violente lacération, est en tout cas l'œuvre d'une grande tragédienne. Gageons que son approche de Verdi est sûrement très enviable.

Dans ce registre tragique, la mise en scène exprime malheureusement, en simplifiant les idéaux originaux, quelque hostilité dérangeante. Mais elle réserve tout de même de grands moments, par exemple à l'instant où Elisabeth délaisse Wolfram (Acte III). Toute la scénographie, ainsi que les deux protagonistes avec le subtil accompagnement orchestral, illustre à merveille l'amour impossible. En outre, détail significatif comme par exception, le halo blanc latéral émane d'une lune où se reflète le visage de la Madone de Carlo Dolci (peintre italien du XVIIe siècle), « l'image concrète de Sainte-Elisabeth » selon Wagner.

Peut-être moins discutable (et moins applaudi) que l'exceptionnelle Vida Miknevičūte, le soprano Julianna Bavarska trouve le chant fluide et souverain, le jeu de scène et enfin le charme bien réel de Venus, à travers l'incandescent duel avec Tannhäuser. Divine chanteuse même, dans le bain lyrique des sirènes, sous des lumières violacées, avant de sombrer, avec une telle douceur, et de mettre en garde son amant contre la mortalité... L’Ukrainienne maîtrise de toute évidence cette conception du personnage en femme moderne, profondément séductrice.

Le groupe des chevaliers et Tannhäuser manifestent à leur rencontre une belle allégresse. Au fil des airs, le baryton Rihards Mačanovskis campe un Wolfram von Eschenbach au chant franc et subtil, puis courtois et irréprochable lors du concours, enfin particulièrement mélodieux pour l'Étoile du soir. De la basse Krišjānis Norvelis en Landgrave Hermann, on préfère le côté enflammé, jusque dans la colère du premier acte, au curieux ton sentencieux du suivant.

Finalement, ce juste mélange d'outrance, d'espoir à travers la souffrance et de rédemption qu'est l’ouvrage parvient peut-être le mieux dans le sublime prélude du III, si suggestif de l'émouvante et réconfortante Wartburg dépeinte par Wagner. Sous la grande fleur noire inclinée, ou ce qu'il en reste, telle une hélice aux quelques pales, on découvre un univers sombre et triste. Idéal d'opéra, la fosse et la scène vivent alors en symbiose. Et tandis que redouble le grand geste orchestral à la fois guérisseur et impulsif, une femme s'écroule au Tuonela : Elisabeth, à l'allure méconnaissable, entre la folie et la mort... « Le jour décline », dit le livret.

FC