Chroniques

par bertrand bolognesi

Tannhäuser
opéra de Richard Wagner

Münchner Opernfestspiele / Nationaltheater, Munich
- 9 juillet 2017
Romeo Castellucci met en scène Tannhäuser de Wagner à la Bayerische Staatsoper
© wilfried hösl

Toujours la question religieuse préoccupe le théâtre de Romeo Castellucci – elle en est même la raison d’être, semble-t-il. Il s’agit bien de religion, pas de foi [lire notre chronique de son Moses und Aron]. Tout en désincarnant les rôles du nouveau Tannhäuser de la Bayerische Staatsoper, le performer italien convoque les flux de la mort et de la vie, les entre-deux qui font et défont, viscères d’un élan ramené de la chasse par les chevaliers-poètes, sang distribué dans un immense disque tournant en surplomb de la scène, innombrables replis de Vénus où prolifèrent cocons et larves, se trémoussant sur un flegme visqueux, enfin dépouilles d’Elisabeth et de Tannhäuser, exposées dans une caveau idéal, dont on fait se succéder, avec un systématisme clinique, les états de putréfaction, depuis la raideur jusqu’à la cendre, en passant par le gonflement gazeux, l’explosion abdominale puis le décharnement. Le néant s’anime et la vie retourne à l’improbable, de même que les notions de bien et de mal s’interpénètrent subtilement. Un geste du Landgraf (sur les épaules du héros, le lourd manteau noir posé sur son revers, peau animale qui exhibe ses écorchures bouchères) indique la préméditation du sacrifice humain dont les amoureux seraient les victimes induites. Ainsi rachètent-ils à leur tour les péchés du monde, à l’issue d’une vision intégrant un paganisme avoué, via les Amazones sein nu assaillant œil et oreille durant la fuite du Venusberg.

De cette mise en espace luxueuse, voire chiquissime, que résulte-t-il ? Une très belle version de concert que, fort heureusement, elle ne dérange en rien. Il n’est pas un personnage qui ne bénéficie de l’idéale distribution, si bien que cette soirée du Münchner Opernfestspiele s’inscrit d’emblée dans notre mémoire comme un phénomène qu’on ne rencontrera pas de sitôt. Elsa Benoît y chante un Pâtre évident dont la ligne joueuse ravit l’oreille. Ralf Lukas campe un solide Reinmar von Zweter dont ne se perd pas une note, la partie d’Heinrich der Schreiber est parfaitement assurée par le fidèle Ulrich Reß, de même que Peter Lobert prête un outil solide à Biterolf et que la fraîcheur vigoureuse du timbre de Dean Power favorise Walther von der Vogelweide, formant une éminente assemblée de chevaliers par ces chanteurs remarquablement fiables qu’on applaudissait vendredi dans Die Gezeichneten [lire notre chronique de l’avant-veille].

À leur tête, deux grandes voix d’aujourd’hui. On retrouve la pâte généreuse et l’émission confortable de Georg Zeppenfeld, tant applaudi l’été dernier à Bayreuth [lire notre chronique du 2 août 2016], entre autres déterminantes participations wagnériennes. La nature même du grain de cette voix confère à son Hermann l’indiscutable autorité qu’on en attend et, l’artiste cultivant une inflexion fort noble à son chant, le bonheur est total. Sept ans plus tôt, à l’occasion de la reprise du Tannhäuser de David Alden (1994), Christian Gerhaher n’était guère loin de nous enchanter [lire notre chronique du 28 juillet 2010] ; c’est aujourd’hui chose faite, avec son Wolfram de véhémente caresse, tout au long de la représentation et jusqu’en une holder Abendstern renversante de mélancolie. Onctueuse, souveraine, la Vénus d'Elena Pankratova fait grand effet.

Le couple, ici-bas contrarié mais ailleurs et pour toujours ensemble, réunit Anja Harteros et Klaus Florian Vogt. La clarté spécifique, proprement inimitable, du ténor allemand impose un Heinrich presque céleste qui n’a rien en commun avec le frondeur habituel, quand bien même repenti. Des signes de fatigue se laissent percevoir qui nuisent plus ou moins discrètement à l’inflexion, comme ç’avait été le cas de son Walther au Budapesti Wagner-Napok [lire notre chronique du 8 juin 2013]. La prestation ne s’en trouve pas ternie, loin s’en faut. Depuis l’incroyable Arabella d’il y a deux ans [lire nos chroniques du 6 juillet 2015 et du 27 juillet 2016], le soprano avait révélé une impédance dramatique résolument ouverte, confirmée haut la main par son Amelia (Un ballo in maschera de Verdi) l’été passé. Son Elisabeth domine le plateau vocal, servie par une voix désormais généreusement déployée dont le chant est conduit avec autant de sagesse que de générosité.

Il ne viendrait à l’esprit de personne de dénier à Kirill Petrenko le talent qu’il met au service de la musique de Wagner. Si ses Tristan und Isolde, Götterdämmerung et Die Meistersinger von Nürnberg avaient plus que largement convaincu [lire nos chroniques du 4 juin 2011, du 13 décembre 2015 et du 31 juillet 2016], son approche de Tannhäuser dépasse de beaucoup ces interprétations de haut vol. Posant les premiers pas de l’Ouverture dans une réserve tout recueillement, le chef russe installe une solennité profonde, pas même revendiquée. Il soigne bientôt des inserts chambristes d’une pureté indicible, qu’il s’agisse des soies luxuriantes des cordes ou de la simplicité chorale de la petite harmonie, pourtant si difficile à réaliser. La ciselure qui détermine cette lecture est une merveille d’invention de chaque instant. L’emphase irrésistible du tutti saisit le mouvement d’une sensualité cataclysmique. Ainsi, dès le préambule, sait-on qu’on assiste à quelque chose de musicalement exceptionnel. Et il se trouve que Petrenko ne déroge pas à ce niveau, entretenant une puissance évocatrice extraordinaire sans jamais malmener l’équilibre entre les forces vocales et instrumentales. Saluons chaleureusement les éminents gosiers du Chœur maison dont il demeure malaisé de rivaliser avec la qualité globale et la musicalité personnelle.

De la prière au désastre et à l’apaisement, ce Tannhäuser donne le frisson.

BB