Chroniques

par isabelle stibbe

Thaïs, opéra de Jules Massenet
Orchestre de Paris dirigé par Christophe Eschenbach

Théâtre du Châtelet, Paris
- 19 avril 2007
le compositeur français Jules Massenet dont on joue Thaïs au Châtelet (Paris)
© dr | portrait de massenet par chaplain

Les attentes étaient grandes… Écrit d'après le roman d'Anatole France sur un livret de Louis Gallet, créé à l'Opéra de Paris en 1894, Thaïs y fut régulièrement représentée avant de disparaître de l'affiche à partir des années cinquante. La musique de Massenet souffre de ne pas être prise au sérieux (à part peut-être Manon ou Werther, vraisemblablement à cause de leurs sujets qui empruntent à la culture allemande). On lui reproche la facilité des mélodies, son goût pour les femmes perdues, son kitsch – tout du moins en ce qui concerne Thaïs. Heureusement, le disque a fait récemment ressurgir cet opéra de l'oubli, notamment dans la version de Decca avec Renée Fleming et Thomas Hampson ; on attend en vain sa représentation sur une scène française.

Si l'on éprouve une légère déception que ne soit donnée au Châtelet qu’une version de concert, ce sentiment s'efface dès les premières mesures. Christophe Eschenbach conduit l'Orchestre de Paris d'une main de maître. Il mène avec une égale virtuosité les passages intimistes, empreints de compassion, et les pages les moins contenues. Il donne à cette musique une texture somptueuse qui s'étend des cordes (moelleuses, lyriques) aux vents (clairs, expressifs). À une mise en scène qui, peut-être, détournerait l'auditeur de l'élément symphonique, l'on en viendrait presque à préférer cette version-là. Dans l'ouvrage, cet élément occupe une place de choix : la fameuse Méditation de Thaïs, bien sûr, ici subtilement jouée par Philippe Aïche, ou encore la Course dans la nuit qui traduit l'état fiévreux d'Athanaël rejoignant l’héroïne au couvent. L'influence de Wagner se fait également sentir à travers les jeux de leitmotiv ou les évolutions chromatiques du début de l'Acte II.

Mais l'attente se concentrait surtout sur Renée Fleming.
Elle apparaît au deuxième tableau du premier acte, Massenet laissant ainsi au public le temps de se familiariser avec le personnage d'Athanaël, moine cénobite de la Thébaïde, parti pour Alexandrie ramener la courtisane à Dieu. Dès ses premiers pas sur la scène du Châtelet, le soprano américain EST Thaïs. D'abord visuellement : présence magnétique, démarche impériale, soulignée par la somptueuse robe vert-or signée Dior. Musicalement, enfin : la voix se fait chuchotement pour mieux prendre son élan et se déployer, majestueuse, ronde, charnelle, exprimant toute la sensualité d'une femme qui, en prêtresse de Vénus, a fait de l'amour sa règle de vie, mais dont on devine, tapie au plus profond d'elle-même, à l'abri de tous les regards, une inquiétude sourde. Dis-moi que je suis belle fait partie de ces airs bouleversants où l'héroïne d'opéra, au faîte de sa gloire ou de sa maturité, songe au temps qui passe, redoute de perdre sa beauté et son pouvoir (Violetta, la Maréchale, etc.). Lorsque Fleming lance son rire à la face de l’ermite, c'est un cri déchirant : elle le voudrait sincère, mais se sait déjà vaincue par les arguments du moine venu confirmer ses peurs les plus secrètes. On a souvent reproché à Thaïs trop rapide sa conversion ; c'est oublier les mille petits signes égrenés par Massenet, ne serait-ce que l'insistance sur le mot « éternellement » qui exprime l’angoisse secrète finalement avouée.

À ses côtés, le reste de la distribution est d'un très bon, voire d'un excellent niveau, à l'exception de Fabrice Dalis (Nicias) dont l'intervention de dernière minute en remplacement ne saurait excuser une voix instable et des sons trop bas. Gerald Finley compose un Athanaël vaillant et subtil. Malgré la brièveté de son rôle, on aura surtout remarqué le mezzo-soprano Caitlin Hulcup (Albine) et la jeune basse Nicolas Courjal (Palémon), au timbre superbe et à l'impeccable ligne vocale. Cette version de concert prouve que la rareté des voix capables de chanter Thaïs ne saurait justifier son absence sur les scènes lyriques. Espérons que le succès d’aujourd’hui incitera les directeurs de théâtres à l'inscrire bientôt à leur programme.

IS