Chroniques

par laurent bergnach

The cave
oratorio multimédia de Steve Reich

Musica / Palais de la Musique et des Congrès, Strasbourg
- 23 septembre 2011
The cave, oratorio multimédia de Steve Reich
© philippe stirnweiss

Inaugurée avec Les Nibelungen (1924) de Fritz Lang – et la musique originale de Gottfried Huppertz, transcrite pour deux pianos –, cette vingt-neuvième édition de Musica réserve aux images une place importante, que ce soit avec Sandglasses (Justè Janulyté), Chaplinoperas (Benedict Mason), Luna Park (Georges Aperghis) [lire notre chronique du 9 juin 2011] et, bien sûr, l’oratorio multimédia de Steve Reich et Beryl Korot, présenté ce soir dans une nouvelle version inédite en France.

Créé aux Wiener Festwochen le 15 mai 1993, cet opéra documentaire s’appuie sur l’Ancien Testament (commun aux trois grandes religions monothéistes) et sur les réponses que peuvent donner un Israélien, un Palestinien et un Nord-Américain à des questions simples en apparence : Who is Abraham ? Qui est Sarah ? Qui est Ismaël ? etc. La figure légendaire du briseur d’idoles est particulièrement bien choisie par Reich, philosophe de formation, puisqu’à l’origine du peuple arabe (par son premier fils Ismaël, conçu avec la servante égyptienne Agar) et du peuple juif (par son second fils Isaac, fruit d’une épouse miraculeusement gravide) ; c’est donc « un pont entre deux cultures » sur lequel chacun des demi-frères peut s’exprimer. La caverne du titre est celle de Machpelah à Hébron (Hevron / Al-Khalil, à l’ouest du Jourdain), lieu de repos du patriarche et prophète, où se recueillent les diverses confessions.

Projeté sur cinq écrans en surplomb de la scène, en alternance avec des passages écrits (Torah, Coran, etc.), chaque témoignage filmé s'avère d’abord retravaillé esthétiquement puis échantillonné pour servir de matériau au compositeur. Dans la lignée de Different trains (1988), les mots sont répétés par la bouche initiale – et ça claque, lorsqu’on évoque « the Father of faith » –, éventuellement par quatre chanteurs (soprani, ténor et baryton), mais surtout accompagnés par le quatuor à cordes qui épouse intonation et tempo de la parole à mesure qu’elle se forme, sublimant une certaine sonorité charnelle. La partition compte d’autres références reichiennes (hand-clapping, vibraphones) aérées de passages moins percussifs (clarinette basse au terme des première et deuxième parties, lorsque Beryl Korot nous emmène à Hébron).

Si l’aspect visuel paraît maintes fois superflu – bien qu’accrocheur, pour tenir deux heures trente d’un spectacle avec entracte commencé après le remerciement de 20h30 aux mécènes –, cet « hybride qui conjugue le documentaire télévisuel et le théâtre musical » (dixit le journaliste Franck Mallet) séduit en premier lieu par l’implication alerte de ses interprètes – l’Ensemble Modern (né en 1980) et Synergy Vocals (1996), sous la direction du chef américain Jonathan Stockhammer –, et par les questionnements qu’il soulève sans renoncer à un certain humour.

Ainsi, l’acte américain ne pourrait se supprimer tel un acte polonais. Voulu par Reich pour contrebalancer le côté monolithique et « donneur de leçon » des deux premiers, il permet de relativiser une mythologie vécue au quotidien au Moyen-Orient. Ces gens qui prennent comme point de repère des métaphores pétries de merveilleux sont-ils des sages ou des malades mentaux [1] ? En tout cas, se sont des gens courageux qui ouvrent la Bible à ses pages les plus difficiles quand l’Amérique évoque Lincoln, James Dean ou Moby Dick. Le jeune Indien hopi, lui, ne sait pas qui est Abraham. Il incarne une autre réalité, avec des références culturelles et religieuses sans doute moins anxiogènes – et l’on songe à la phrase d’Ohana : « Personne n’a jamais essayé de conquérir le monde avec du Claude Debussy ».

LB

  1. à cet égard, relire Freud (Actions compulsionnelles et exercices religieux, in Névrose, psychose et perversion, PUF, 1978)