Chroniques

par françois cavaillès

The long walk | La longue marche
opéra de Jeremy Howard Beck

Opera Saratoga, Saratoga Springs
- 25 juillet 2015
création mondiale de The long walk, opéra de Jeremy Howard Beck
© gary david gold

Brian Castner est un vétéran américain revenu traumatisé de la guerre en Irak sous l'ère Bush. The long walk s’inspire de son témoignage brut, publié en 2012 chez Doubleday sous le titre The long walk : a story of war and the life that follows. Commandé par la jeune compagnie new-yorkaise American Lyric Theater à un compositeur et une librettiste nationaux émergents, cet opéra, fidèle au sujet et aux quelques personnages du livre, se concentre sur le calvaire intérieur de l'auteur, terriblement marqué par les atrocités du terrain et peinant à retrouver sa vie de jeune père de famille dans la calme région de Buffalo. Signé Mimi Lien (de Brooklyn), le décor épouse l'intérieur d'une maison familiale nord-américaine typique, astucieux équilibre de plateaux à chacun des trois étages, en mettant en valeur un large escalier et une grande table de cuisine. Sur scène également, au rez-de-chaussée, se trouve le petit orchestre local, visible en bonne partie comme dans une véranda et fort heureusement bien audible dans l'intimité de la salle du Spa Little Theater, située à l'orée des jardins municipaux.

La musique signée de Jeremy Howard Beck – artiste à peine trentenaire, formé à la Juilliard School, puis à l'Université de New York, qui pour l'instant écrivit essentiellement pour le trombone – s'impose comme la meilleure surprise du Long walk, et ce dès l'Ouverture très succincte, en pointillés : introduite par des notes de guitare électrique, puis de contrebasse, montantes, rejointes par un piano, elle devient de plus en plus stridente, tandis que commencent à claquer les percussions... C'est la course, sur place, révélatrice, du joggeur-narrateur qui dans le livre affirme ne pouvoir se raconter autrement qu'en cavalant en pleine chaleur sur l'asphalte, comme sur les sables brûlants du Proche-Orient. Par ce prélude, puis dans le chant angoissé des premiers souvenirs de guerre, se présente une musique vivante et fort changeante. Le défi est bien relevé par le chef Steven Osgood (à la saison prochaine prometteuse, avec des débuts au Los Angeles Opera et la création d'un J.F.K. bien intriguant). En près de deux heures et demie, caressant tantôt le jazz ou le gospel, cette facture orchestrale moderne, originale en tout cas, évoque celle écrite pour le cinéma hollywoodien de l'après-guerre, tout particulièrement proche de l'œuvre de Bernard Herrmann.

Dans un univers de sitcom, où le foyer familial est souvent sur-éclairé comme un plateau de télévision, parents et enfants s'expriment dans un registre réaliste qui fait craindre une nouvelle production d'opéra contemporain à l'américaine – ou comment plier un art réputé vieux et élitiste aux caprices du mode de vie actuel le plus commun. Mais les hallucinations de Brian, mieux que ses confessions tourmentées, sont vite et bien mises en scène par l'expérimenté David Schweizer qui en joue d'abord sur le mode comique. Ainsi, quand à table l'un des trois petits garçons refuse de manger ses carottes, les braves menaces maternelles donnent lieu à un compte-à-rebours rappelant à Brian un ordre d'attaque en commando. D'où, sur une musique soudain savamment hérissée, l'irruption de ses compagnons d'armes qui, en tenue de camouflage, grimpent sur la table sous une forte lumière blanche digne d'un raid télévisé, vociférant des directives comme des possédés pris dans le feu de l'action... pourtant absente pour tous les autres membres de la famille. Les voix criardes des soldats, perçus par le public et Brian, croisent habilement celle, plus douce, de la mère, Jessie – le mezzo-soprano Heather Johnson qui semble trouver le ton juste, en symbiose avec les différentes attentes du public et du projet artistique. Le rêve s'estompe. Reste un léger arrière-goût de merveilleux, dans quelques notes très harmonieuses de xylophone.

Le père réussit ensuite à coucher les enfants, en leur lisant un conte de guerre. Un petit cauchemarde, puis c'est au tour de Brian qui se confie un peu à Jessie. Dans ce duo, qui semble difficile parce que trop court peut-être, le baryton Daniel Belcher, passé notamment par le Châtelet en 2004 pour la création d’Angels in America de Péter Eötvös, montre, en sus des nécessaires qualités d'acteur pour composer le rôle, un savoir-faire vocal intéressant, avec la complicité d'Heather Johnson. Le décalage entre petits tracas du quotidien domestique et souvenirs d'interventions militaires risquées éclate encore une fois, au petit-déjeuner suivant, alors que Brian rêve une nouvelle fois, puis lorsqu’à l'anniversaire de son fils il se remémore d'horribles faits de guerre. Par un bref mais bel élan musical, l'ambiance passe du guilleret d'un dessin animé aux cahots du désamorçage sous haute tension, imposé par des réminiscences.

Cette tension culmine à la fin du premier acte.
Au délire et dans la maison du personnage principal s'ajoutent aux coéquipiers deux Irakiennes voilées au beau chant de complainte, puis de violente peine : les soprani Donita Volkwijn et Caroline Worra. Au comble de l'horreur, Brian les braque d'un fusil bien réel dont il aime de plus en plus la compagnie... Le second acte paraît plus pathétique. La musique sait encore alterner entre sérénité et déchainement de violence, ainsi quand un chœur d'enfants précède l'assaut d'un commando.

Mais l'intrigue est resserrée sur le couple, menant The long walk vers la recherche de sens (amour, sacrifice) et le manque d'émotion. À l'inverse de la musique, le livret sans poésie de Stephanie Fleischmann s'avère un texte de type informatif, émis sous forme de bribes de dialogue, en suivant les confidences de Brian Castner comme on feuillette un journal intime. Le rôle de Jessie, sûrement bien saisi et travaillé par sa créatrice Heather Johnson, est le plus écrit, sur la base de fructueuses entrevues (d'après la brochure de salle) et selon un certain optimisme conjugal. Sans trahir le récit original ni perdre de son vif intérêt musical et scénique, l'opéra dévie malheureusement de cette longue marche solitaire hissée en titre (expression employée quand le démineur a perdu les moyens de travailler à distance et doit aller désamorcer une bombe sur le champ de bataille, en passant dans les lignes de mire).

FC