Chroniques

par bertrand bolognesi

Time Stretch (on Gesualdo) de Bruno Mantovani
Hanna-Elisabeth Müller, Orchestre national de France, Cristian Măcelaru

Symphonie en sol majeur n°4 de Gustav Mahler
Auditorium / Maison de la radio et de la musique, Paris
- 20 janvier 2022
Cristian Măcelaru et l'ONF jouent "Time Stretch (on Gesualdo)" de Mantovani
© ferrante ferranti

La première partie de ce concert de l’Orchestre national de France puise dans le répertoire récent, avec Time Stretch (on Gesualdo) par lequel Bruno Mantovani répondait, il y a plus d’une quinzaine d’années, à une commande du Gustav-Mahler-Dirigentenwettbewerb der Bamberger Symphoniker, le Concours Gustav Mahler de direction d’orchestre de l’Orchestre symphonique de Bamberg. Le musicien puisait alors dans S’io non miro non moro, l’un des madrigaux du Livre V de Carlo Gesualdo di Venosa : « j’ai retiré de cette courte pièce pour cinq voix un canevas harmonique de cent trente accords que j’ai retravaillé en éliminant tout élément non-signifiant pour l’écoute (octaves, notamment), et j’ai ensuite étiré cette grille sur la durée totale de la pièce, afin de créer un parcours harmonique à partir duquel j’ai composé » (brochure de salle). Dans la cité franconienne, Jonathan Nott en assurait la création mondiale, le 20 octobre 2006, à la tête des Bamberger Sinfoniker.

Un frottement métallique extrêmement tonique fait directement entrer l’auditoire dans la formidable tension qui anime Time Stretch (on Gesualdo) et son écriture brillante. À l’excellent Carlos Ferreira revient une trait endiablé de clarinette, tandis que le tutti se polarise sur une hauteur, traversé par des aléas rythmiques d’une intrigante inventivité. Le climat se renouvèle au fil de périodes qui oscillent dans l’échelle des intervalles, parfois fondus comme on le dit d’un atome. Le propos obstiné revient en arborant de nouvelles physionomies d’où s’échappent des incises solistiques, d’un raffinement bluffant, où l’on apprécie, entre autres, l’intervention de Thomas Hutchinson (hautbois). Dans la profuse fabrique de timbres, parfois inouïs, on croit percevoir une aura organistique : il n’en est rien, cependant. Soudain, le continuo est brisé, à la faveur de gestes isolés (cor anglais, par exemple). Ponctué de salves ascendantes de cuivres, un passage fort doux papillonne subtilement, savamment mis en valeur par Cristian Măcelaru. Ainsi s’éteint Time Stretch (on Gesualdo) – l’œuvre donne titre à un entretien avec Mantovani mené par François Meïmoun aux Éditions Aedam Musicae [lire notre chronique de l’ouvrage].

Après l’entracte, c’est à l’exécution de la Symphonie en sol majeur n°4 de Mahler que s’attelle le chef roumain, nouveau patron de l’Orchestre national de France depuis dix-sept mois [lire nos chroniques du 10 septembre et du 14 octobre 2021] – ainsi pourrait-on voir dans ce programme une sorte de quadrature, vu les circonstances de la création de la page précédemment jouée. Dans un amble enlevé mais point trop, plus amabile que rapide, le premier chapitre (Bedächtig. Nicht eilen) affiche une tendreté pleine d’esprit, dans une inflexion générale ronde, voire charnue, mais jamais sucrée ni crémeuse. L’on goûte avec bonheur la parfaite cohésion des contrebasses, et plus encore la riche palette de la petite harmonie, à son avantage dans cette page. Juste avant le retour du thème principal, Cristian Măcelaru, s’ingéniant à faire redécouvrir la symphonie, mène l’écoute jusqu’aux confins du silence. Ainsi fait-il du deuxième épisode (In gemächlicher Bewegung. Ohne Hast) une gentille ritournelle savoureusement malléable dont le violon de Luc Héry excelle à finement ciseler le lyrisme. L’Adagio qui s’ensuit (Ruhevoll) bénéficie du chant sensible et divinement recueilli d’Aurélienne Brauner, violoncelliste qui infléchit à toute la lecture du mouvement une émotion irrésistible – chair de poule assurée ! La brève esquive dansée s’élance sur un tapis magique, bientôt gagné par l’âpreté tragique du passage, dont la baguette crispe habilement le caractère.

Tour à tour dans l’opéra wagnérien et la verve straussienne, nous découvrions, quelques années plus tôt, le soprano Hanna-Elisabeth Müller [lire nos chroniques de Das Rheingold et de Capriccio]. Nous la retrouvons avec bonheur dans l’ultime partie de la Quatrième, Sehr behaglich qui emprunte Das himmlische Leben aux Knaben Wunderhorn Lieder. Sans lenteur, Măcelaru prépare à l’artiste une entrée confortable, propre à révéler une voix aux qualités très personnelles. Dans ce dispositif, plus encore qu’à la scène, on en découvre le timbre dramatique, la couleur particulière d’un grave généreux et, principalement, le grand potentiel expressif, fort engagé dans le texte. Une telle puissance autorise le chef à contraster avec gloire, pour ainsi dire. On quitte l’auditorium avec la tête dans les étoiles.

BB