Chroniques

par bertrand bolognesi

Toros Can et Francesco Filidei
Jacques Lenot inaugure l’orgue restauré

Abbaye de Royaumont
- 21 octobre 2007
le comopositeur Jacques Lenot, auteur de nombreux pièces d'orgue
© jérôme johnson

Serti dans un buffet néogothique flambant neuf, cousu main par Yves Kœnig, le grand Cavaillé-Coll a retrouvé le réfectoire des moines qu’il avait quitté en 2001. Il s’agit d’un instrument de salon conçu en 1864, installé à Coligny (chez M. Marracci) un an plus tard. C’est en 1937 que Victor Gonzales l’a transféré à l’Abbaye de Royaumont, opérant certains changements et aménagements en 1968. Chacun d’entre nous étant périssable, grandes orgues comprises, celles-ci finirent par perdre le souffle. Une importante restauration, effectuée par Laurent Plet entre septembre 2003 et avril 2007, les sortit de leur mutisme, si bien que la saison musicale 2007 peut se refermer aujourd’hui par l’inauguration des nouvelles sonneuses.

Samedi et dimanche, entre conférences et tables rondes, les tourelles ouvragées de chêne d’Alsace ont défilé devant les oreilles du public, sur les musiques de Liszt, Franck, Cochereau, Ligeti et Lenot. Le concert de clôture accueille le pianiste turc Toros Can et l’organiste italien Francesco Filidei.

Dans Avant le jour, donné en première française, Jacques Lenot confronte de brèves incises déflagrantes à un chemin d’accords fondus. La clarté des unes et l’humide brume des autres révélent mutuellement leur caractère dans un jeu cyclique qui peu à peu inverse les climats respectifs pour finalement les marier, la méditation du voyage dynamique s’affirmant peut-être sujet implicite de la pièce. L’interprétation de Toros Can distille subtilement ces évolutions, soignant des couleurs indiciblement embuées, fascinantes d’égalité dans les accords, effroyablement précises dans le motif rapide. Quelques questions au compositeur :

Quand et comment avez-vous abordé l'orgue ?
« Après l’approche peu concluante du mauvais instrument de l'église natale, j'ai pu entendre celui – magnifique, tonitruant et si impressionnant ! – de la cathédrale de La Rochelle. En général, il éclatait après le sermon. L'emphase du propos, le commentaire musical qui en était fait, la pompe d'avant Vatican II me clouaient de ravissement. Je n'eus de cesse de rencontrer l'organiste que je guettais à la descente de sa tribune très haut-perchée. Las, il était aveugle et ne voulut rien entendre, si l'on peut dire. Puis il y eut la rencontre de Jean-Louis Gil, alors professeur au conservatoire d'Angers, afin d’entrevoir une collaboration avec lui ou tout au moins un travail d'approche de cet instrument adoré et honni ».

Lorsqu’en 1982, vous amorciez un premier Livre, pensiez-vous que votre œuvre pour orgue allait autant se développer ? « Je le souhaitais et voulais l’alterner avec le piano, un peu à la manière de Liszt. Les atermoiements de Jean-Louis Gil, quelques crises sévères autour d'instruments impossibles, la présence souvent hostile du clergé ont failli venir à bout de mon projet. Mais le difficile et génial professeur avait un élève génial et difficile, Pierre Boumard, connu dès 1982, alors qu'il avait dix-neuf ans. Il eut envie de relever le défi et assura la création de la plupart de mes pièces, dont Le Livre des Dédicaces (de plus d'une heure) écrit pour lui et qu'il révélait à Saint-Séverin en juin 1988 sur le très beau Kern, dans une atmosphère miraculeuse. Lorsqu'il tomba malade en 1990, il avait commencé à travailler le final du Premier Livre inspiré du premier vers des Élégies de Duino de Rilke, Aus der Engel Ordnungen. Michel Bourcier le remplaça à l'orgue de Saint-Germain-des-Prés en août de la même année.

En 1992, je me retire dans le Gers pour cinq ans, chez un facteur d'orgue qui construisit le grand instrument de l'église de la toute petite ville. C'est là, dans une extrême ferveur, accompagné par Pierre Boumard avant qu'il meure en 1994, que se crée une sorte d'académie autour de moi et de mon travailMichel Bourcier, Laurent Carle, Marc Chiron, Jean-Christophe Revel suivis bientôt de François Espinasse et de Jean Boyer. Ce dernier me fascina tellement que j'entrepris pour lui mon plus vaste édifice à ce jour : le Troisième Livre, inspiré de Rilke et de son Livre de la pauvreté et de la mort. Il en créa le premier tiers, les autres précités assurant la suite, à Saint-Eustache (Paris) en décembre 1995.

J'avais décidé d'en rester là avec l'orgue. Durant l'enregistrement d'un disque de musique de chambre, j'assistais aux récitals organisés à Saint-Étienne-du-Mont. J'eus envie d'écrire pour Vincent Warnier, co-titulaire (avec Thierry Escaich) de l'instrument hérité de Maurice Duruflé. Mon Royaume n'est pas de ce monde vit ainsi le jour. En juin 2004 disparut Jean Boyer. Je dédiais Cinquante quatre fragments sur la déploration du Christ à sa mémoire, après de sublimes et déchirantes funérailles au Couvent des Dominicains de Lille – sans orgue. L'oraison funèbre prononcée par le Supérieur résonne encore en moi et c'est elle qui a déclenché immédiatement l'écriture de l'œuvre, tout de suite entreprise et très vite achevée, pour neuf instruments – sans orgue ».

Quel regard portez-vous sur la musique d'orgue d'aujourd'hui ?
« Il ne faut pas oublier de dire l'influence certaine et avouée du Livre d'Orgue et du Livre de la Pentecôtede Messiaen qui longtemps et favorablement m'ont favorablement irrigué, ainsi que des pièces spectaculaires de Ligeti, voire de Kagel. En dehors des Laudes et de Debout sur le soleil de Florentz que j'ai entendus vaillamment défendre par Michel Bourcier, je reconnais n'être pas spécialement intéressé par la musique d'orgue d'aujourd'hui. J'avais été épaté par les Fanfares II de Boesmans, les Sieben Sterne de Ferneyhough. J'attends beaucoup de ce que prépare Rihm ».

Après un premier hommage à Ligeti, donné à Genève en février, Jacques Lenot livre son Manifesto per Ligeti, joué cet après-midi en création mondiale. « J’enchaîne sans aucun arrêt huit fragments d’écriture et de registrations différentes que je varie jusqu’à l’étourdissement dans un caractère alterné de frénésie ailée, d’apaisement méditatif et d’interrogation suspendue », précise-t-il (programme du concert). De fait, voilà une œuvre qui saisit l’écoute, la rejette et la reprend, sans la complaisance d’aucun enveloppement, dans une sorte de violence impérieuse qui ravit sans séduire.

Francesco Filidei place Manifesto entre les Deux études et Volumnia de György Ligeti. Velours et souplesse se conjuguent dans Ricercare, tandis que les registres à demi sollicités d’Harmonies provoquent des effets insolites. Après le plus attendu Coulée, Volumnia emporte dans la démesure du souffle et du son, sollicitant les assistants comme jamais, jusqu’au terrible « dégonflement » ultime de la machine. En conclusion de première partie, Toros Can interprète les onze pièces de Musica ricertata avec un sens remarquable de la nuance. Peu d’instrumentistes osent s’emparer personnellement du répertoire contemporain ; il le fait sien avec une rare sensibilité.

BB