Chroniques

par bertrand bolognesi

Tosca
opéra de Giacomo Puccini

Osterfestspiele Salzburg / Großes Festspielhaus
- 2 avril 2018
Anja Harteros en Floria Tosca du Festival de Pâques de Salzbourg, édition 2018
© ofs | matthias creutziger

Fréquemment entendu dans Strauss, Wagner et Bruckner dont il est assurément un interprète d’exception, l’on attend moins Christian Thielemann dans Puccini. La présente représentation prouve d’un intérêt et d’une autorité prégnants sur une œuvre pourtant fort connue. À travers une sonorité luxueusement soignée, tendre comme un taffetas riche de reflets et lourde comme un rassurant velours d’autrefois, la prise de distance de la fosse s’inscrit dès l’abord dans le regard du baron sur des destins menés par son caprice. Ainsi commence cette Tosca coproduite par la Semperoper de Dresde et le Festival de Pâques de Salzbourg (Osterfestspiele Salzburg). Dans une ciselure positivement précieuse, l’œuvre révèle des bonheurs qu’on ne devinait pas dans l’orchestration du Toscan. Loin de s’en contenter, le chef, à la tête de la Staatskapelle Dresden, cultive également une certaine italianità, notamment dans des rubati volontiers sensuels. Si, après le puissant Te Deum, le final du premier acte fait moins peur que sous d’autres baguettes, la lecture va crescendo, investissant plus profondément le point de vue du couple, celui de l’amour et de l’utopie, en un mot l’atrocité du drame.

Réussir une Tosca à Salzbourg, c’est aussi réunir une distribution de haut niveau. Celle du jour affirme haut la main les qualités requises, malgré la défection d’Aleksandrs Antonenko qui prit froid dans l’hiver encore bien effectif de la cité des princes-évêques. Il est vaillamment remplacé par le ténor mexicain Hector Sandoval qui chante actuellement Cavaradossi en tournée avec le Welsh National Opera. On lui sait gré d’enjamber si adroitement deux conceptions du personnage, notamment dans une mise en scène aussi forte que celle-ci (nous y reviendrons). Si l’aigu paraît un peu étroit dans le duo amoureux de l’Acte I, il s’assouplit nettement par la suite, jusqu’à livrer un E lucevan les stelle de rêve. Récemment applaudie à Munich et à Paris en Floria [lire notre chronique du 23 septembre 2016], Anja Harteros signe une incarnation plus généreuse encore, follement engagée dans le jeu sans dénaturer jamais la perfection du chant – du grand art, vraiment ! Ludovic Tézier compose un Scarpia glaçant, redoutablement méthodique, dont les effrayantes torsions libidinales font surface dans une douceur terrible – sa prononciation appliquée, presque sirupeuse, du mot cadavero est génialement atroce, par exemple, de même que son E ben’? voluptueusement étiré. Sans caricature, le baryton français compose donc un immense baron. On retrouve aussi la basse charismatique d’Andrea Mastroni [lire nos chroniques de Turandot, Roberto Devereux, Rigoletto et des mélodies de Duparc] : émission facile, timbre charnu, voix ronde, couleur profonde et projection évidente se conjuguent dans un Angelotti vibrant, leste, jeune et prêt à tout pour garantir sa liberté clandestine – bravo ! Enfin, outre l’efficace Sacristain de Matteo Peirone, on apprécie la jeune basse hongroise Levente Páll qui prête une robustesse bien venue au Geôlier.

La brillante mise en scène de Michael Sturminger rend un rien abusive la phrase « ainsi commence cette Tosca » : ce n’est pas tout à fait vrai, puisque la pièce débute par un prologue aussi bref que percutant où l’on voit la cavale d’Angelotti rejoint par une voiture de police dans un parking souterrain ! Échange de coups de feu… le fuyard tue trois hommes et grimpe un colimaçon, tandis que descend le plateau, jusqu’alors suspendu à mi-hauteur du cadre. L’église apparaît, plus vraie que nature dans le décor somptueux de Renate Martin et Andreas Donhauser, également auteurs de costumes qui finissent de propulser l’argument dans une Rome du XXe siècle, sinon strictement contemporaine. Après le surgissement d’Angelotti sous la voûte, sa retraite affolée dans une chapelle latérale, une classe de bambins gentiment disciplinés envahit la scène, accompagnée par deux religieuses et le Sacristain. Ils prennent place en rond autour de la madone, grande statue dont on restaure le visage. Les voilà croquant l’idole sur leurs carnets à dessin, sous l’œil bienveillant du Sacristain. Pendant l’Angelus, le peintre dispense ses conseils aux petits artistes en herbe. Peu après, en panique et revolver en main, le prisonnier traqué surprend Mario, avant qu’ils se reconnaissent. Passant sur le détail peu crédible de l’arme étourdiment laissée sur l’échafaudage de la statue – au fond, Sturminger utilise la technique d’Hitchcock en suggérant qu’à l’éventail le revolver se substituera, alors qu’il n’en sera rien –, retenons plutôt l’exaspération d’Angelotti ne sachant que faire des vêtements féminins et de la perruque, trait habilement dirigé qui communique une angoisse certaine alors qu’il est à un cheveu du comique, et l’arrivée de l’héroïne, très italienne dans la tenue, le port, la démarche. Après l’inévitable bataille de gamins, la lumière pointe le tyran, debout en chair, à gauche, en costume croisé qui pourrait bien nous rappeler quelqu’un… Onze hommes de main prennent possession de l’église, dont certains sont armés. La vie de la ville continue : pendant la conversation de la cantatrice et du gouverneur, des fidèles vaquent à leur bondieuserie.

Vous souvenez-vous de Giulio Andreotti ? Cet homme politique de la démocratie chrétienne a marqué l’histoire italienne de la seconde moitié du XXe siècle sur laquelle il a pesé de diverses manières, de 1947 jusqu’à la fin de ses jours (il mourra dans sa vingt-et-unième année de sénatoriat). Tout en étant extrêmement controversé, Andreotti dut sa longévité politique à une étonnante popularité, bien qu’il fût un actif censeur du cinéma néoréaliste, plus tard impliqué dans diverses affaires scandaleuses, et qu’on l’eût dit compromis avec une banque peu scrupuleuse et même avec la mafia. Avec son costume croisé, ses lunettes, la coiffure strictement mise en ordre, la production déguise clairement Ludovic Tézier en Andreotti, surnommé Il Divo. Ainsi, de même que les Vespri siciliani décrites récemment par notre collègue [lire notre chronique du 10 décembre 2016], cette Tosca revisite-t-elle le proche passé de l’Italie.

Devant la fresque monumentale du palais de l’acte médian, salon, bureau et même la lampe peaufinent la datation de l’action. Le fil conducteur reste l’escalier : c’est là qu’on emmène Cavaradossi pour la torture, jouant sur ce que l’on peut voir et qui se cache ailleurs, en haut ou en bas, c’est selon. Après la séance de mise en forme du politicien moderne, les sbires livrent le peintre : apparaissent alors, comme sur une bobine onirocritique de Buñuel, le clergé et l’armée, éternels complices du pire. L’indignation de Floria va jusqu’à malmener physiquement le dictateur, mais tandis qu’elle chante Vissi d’arte, il dénoue la cravate, ouvre lentement le col de la chemise, tombe la veste, descend les bretelles, invitant la trivialité sur l’autel, au nom de tous les pouvoirs. Pas de cierges pour l’ultime adieu. À mi-chemin du rideau qui se replie, l’on aperçoit Scarpia se relever.

L’acte conclusif s’ouvre sur un dortoir d’enfants de chœur, dans une architecture fonctionnelle, le dôme de Saint-Pierre en surplomb, dans le petit jour – lumière subtile d’Urs Schönebaum. Benjamin Aster, l’un des pensionnaires, entonne fort joliment la chanson du Berger. La garde du baron fait irruption dans le dispositif : c’est sous sa responsabilité qu’est placée l’éducation des innocents. Quelques-uns d’entre eux sont choisis pour aller prononcer quelque promesse secrète sous le crucifix ; à ceux-ci l’on remet un revolver. À Mario l’on fait traverser le dortoir vide et monter le colimaçon de droite, selon le même principe qu’au prologue : le décor s’engouffre et le prisonnier atteint les toits. Dans l’indifférence des tueurs qui s’enivrent sur des canapés juchés à gauche, Floria rejoint son amoureux. Elle ne marche plus de la même manière, son port de tête et son regard ont changé depuis qu’elle a tué un homme – voilà une idée fort pertinente qu’il ne nous semble pas avoir déjà rencontrée. Ici, point de soldats : il revient aux enfants de tirer sur le condamné puis d’aller constater sa mort, selon les mœurs atroces des dictatures contemporaines. Alors que ses hommes continuent de festoyer en se moquant plus ou moins de lui, Scarpia monte l’escalier pour un ultime duel avec la belle. Davanti a Dio : elle tire, il s’effondre, lève la main, la tue. Sans prendre à la lettre les didascalies du livret, loin de trahir l’œuvre la mise en scène la dote d’un sens renouvelé. Aussi ne comprend-on pas du tout les huées du public.

BB