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Chroniques
Tout Mahler, concert d’ouverture
Blumine, Lieder eines fahrenden Gesellen, Das klagende Lied
Quoi de plus juste que d’ouvrir le vaste cycle Tout Mahler – que dirigera sur trois saisons Daniele Gatti à la tête de l’Orchestre National de France au Théâtre du Châtelet (du 29 octobre 2009 au 1er décembre 2011) – par Das klagende Lied, première grande page symphonique chantée de Gustav Mahler qui en écrivit le poème dès 1878, à dix-huit ans ? À ce moment-là, le jeune compositeur bohémien, arrivé depuis trois ans de Prague à Vienne où il étudie auprès d’Anton Bruckner, est l’auteur de quelques pages chambristes perdues (une Sonate pour violon, un Quintette avec piano et un petit catalogue précoce) et d’un mouvement de Quatuor avec piano. La première version de Das klagende Lied (Chant de la plainte) est achevée à l’automne 1880 et présentée un an plus tard au jury du Prix Beethoven qui la méprise, passant à côté d’un génie qui livrait dans cette œuvre le ferment immensément personnel qui nourrirait toutes les suivantes, non seulement les Symphonies II, III et VIII, elles aussi chantées, mais les cycles de Lieder comme les symphonies strictement instrumentales – le sont-elles si strictement, avec leurs mouvements inspirés des premiers Knaben Wunderhor ? À moins que ces mélodies elles-mêmes soient inconsciemment conçues comme nourriture possible d’une écriture non vocale…
Blumine ouvre la soirée, un mouvement que Mahler plaçait en second dans sa première conception de la Symphonie n°1, en 1888, mais qu’il avait extrait d’une musique de scène écrite quatre ans plus tôt, et donc contemporaine de la rédaction des poèmes qui deviendront Lieder eines fahrenden Gesellen en 1885, d’abord dans une version avec piano, puis orchestrés en 1896. Le 16 mars 1896, Gustav Mahler lui-même, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Berlin, in loco, dirige la première de la version révisée de sa Symphonie n°1, avec Todtenfeierqui deviendra le mouvement introductif de la Symphonie n°2, et la création de son orchestration des quatre Lieder eines fahrenden Gesellen, alors chantés par le baryton Anton Sistermans. Daniele Gatti mène une interprétation au lyrisme subtilement contenu de Blumine (un opus auquel, indéniablement, Richard Strauss prêta une oreille plus qu’attentive), affirmant cependant un soin jaloux de la couleur, ici mise en relief par les délicates prises de risque de la nuance, sans maniérisme pour autant.
C’est au baryton allemand Markus Werba que sont confiés les Lieder eines fahrenden Gesellen (Chants d’un compagnon errant) dont l’infinie tendresse d’émission sert Wenn mein Schatz Hochzeit macht (Quand mon aimée célèbre ses noces) d’une indicible suavité. D’emblée s’impose une honorable étendue vocale fort régulièrement impactée jusqu’en cette façon douce de poser l’aigu. De même Ging heut’ morgen über’s Feld (Ce matin je suis allé à travers champs) bénéficie-t-il d’une approche expressive prégnante quoique discrète. La voix se montre plus mordante pour Ich hab’ ein glühend Messer (J’ai un couteau brûlant), mais l’interprétation demeure pourtant assez terne, au regard d’un texte violent qui nécessite plus d’engagement dramatique. Certes, le chant s’avère vigoureux mais trop pâle. La remarquable élasticité du souffle surprend ensuite dans Die zwei blauen Augen von meinem Schatz (Les deux yeux bleus de mon trésor), servi par une appréciable sensibilité. Dans l’ensemble, l’orchestre se montre raffiné dans ce cycle.
Aussi rare qu’il soit, Das klagende Lied fut à plusieurs reprises entendu à Paris, ces dernières années. Daniele Gatti en signe une interprétation soignée, bien qu’accusant certaines maladresses dans le choix des contrastes, quelques lourdeurs, mais, surtout, toujours habitée par la teneur dramatique de l’œuvre. Non seulement nous entendons la partition dans ses nombreuses complexités, mais encore la chef nous emmène-t-il dans le conte.
Waldmärchen (Conte de la forêt) prend son essor dans une texture infiniment soyeuse, à la fois ferme et riche en relief. Gatti mène le geste d’exposition à son apogée avec gourmandise, au point de malencontreusement couvrir les voix qui, pourtant, n’ont pas été choisies petites. Même dans les passages où l’orchestration n’est pas particulièrement lourde, l’équilibre est malmené. Quelles voix, précisément ! Le ténor Nikolaï Schukoff, d’abord un peu serré dans l’aigu, déploie des merveilles, Melanie Diener (soprano) possède l’ampleur idéale, effleurant superbement les ornements du registre haut dans une souplesse médusante, tandis que l’alto Christianne Stotjin offre à sa partie un timbre chaleureux. La prestation du Chœur de Radio France, de la Maîtrise et de ses jeunes solistes n’est pas en reste. Muscle et élégance caractériseront le mieux l’orchestre du mouvement central, Der Spielmann (Le Ménestrel), Daniele Gatti nous tenant en haleine, tant dans la déploration recueillie et rituelle des trois voix (soprano, alto, baryton) que par la troublante opposition aigre-douce de l’évocation d’une flûte taillée dans l’os, presque avec rage, et la solennité chorale qui affirmera sa vaillance dans Hochzeitsstück (Chant nuptial). La superposition des discours (dont Ives, pour s’en être laissé fasciner, ne retiendrait que l’effet sans l’esprit), avec un direct chevauchant le commentaire simultané, souffre toutefois de quelques légères défaillances. Annonciatrice des étirements mahlériens à venir, la conclusion avance en une raréfaction savamment menée.
Prochain rendez-vous Tout Mahler, préparant au centième anniversaire de la mort du compositeur et au cent-cinquantième anniversaire de sa naissance – s’agissant de Mahler, il paraîtra évident de ne pas l’énoncer dans un autre ordre : jeudi 17 décembre, pour la Symphonie n°1 et les Knaben Wunderhorn Lieder.
BB