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Chroniques
tradition du concerto russe, épisode II
œuvres de Prokofiev, Rachmaninov et Rimski-Korsakov
À l’instar du concert de l’avant-veille, cette soirée de festival célèbre le piano russe dialoguant avec l’orchestre. Certes, comparé aux œuvres de Chostakovitch, Rimski-Korsakov et Rubinstein réunies puis jouées sous la direction de Rossen Gerov [lire notre chronique du 10 juillet 2012], le Concerto en ré mineur Op.30 n°3 de Sergueï Rachmaninov (1873-1943) semble ne pas faire le poids, mais c’est oublier sa quarantaine de minutes qui lui permettent d’occuper toute la seconde partie du programme.
« Sommet de la difficulté pianistique accumulant les défis techniques lancés à la vélocité et à l’endurance de l’interprète » selon André Lischke, l’œuvre est donnée la première fois à New York le 28 novembre 1909, par le compositeur sous la direction de Walter Damrosh, puis le 16 janvier suivant, à Londres cette fois, en compagnie de l’impressionnant Gustav Mahler. Aujourd’hui, revêtue d’une robe moulante immaculée et sans partition, c’est Khatia Buniatishvili (née en 1987) qui s’installe au clavier et le Norvégien Elvind Gullberg Jensen à la tête de l’Orchestre National de France. La Géorgienne brille aussitôt par sa droiture et sa délicatesse, d’autant que l’ensemble alentour se montre léger, presque vaporeux. Mais aussi vite, le jeu technique se révèle sans grande ampleur, presque étouffé et sans caractère. Un peu de relief, voire de hargne apparaît chichement durant l’Intermezzo central pour faire face à un orchestre presque beethovénien. Plus d’une fois, la soliste paraît s’occuper moins de musique que de ses cheveux et de la cambrure de ses reins. Au final, la bise au chef, une manière d’applaudir ses confrères et le salut du public main sur le cœur ne sont que l’acmé d’une tentative de séduction peut-être pas tout à fait consciente, quoique grossière. Pour remercier un auditoire conquis, l’artiste tire de son premier enregistrement consacré à Liszt un Liebestraum nuancé et sans fougue.
« Tous ces gâteaux de Pâques, ces cierges allumés, écrit Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908) dans Chronique de ma vie musicale, comme tout cela est éloigné de l’enseignement philosophique et socialiste du Christ ! » Hostile aux religions révélées, c’est en esprit sceptique que l’auteur (à venir) de Sadko [lire notre critique du DVD] et du Coq d’or [lire notre chronique du 23 décembre 2002] transcrit « ce passage du soir sombre et mystérieux du samedi saint vers la joie effrénée et païenne du matin de la résurrection » au cœur de La grande Pâque russe. Dédié à la double mémoire de Borodine et Moussorgski, l’opus 36 est créé à Saint-Pétersbourg, le 3 décembre 1888, sous la direction du compositeur. Dans la logique d’une introduction dignement recueillie, Gullberg Jensen conduit l’orchestre vers l’épure et la sobriété – lesquelles mettent en relief un violon tour à tour lyrique et guilleret, en opposition à la gravité du trombone. L’exaltation gagne ensuite, mais presque décharnée.
Juste avant l’entracte, entendons une rareté, elle aussi créée par son auteur, le 21 décembre 1934, à Moscou : Lieutenant Kijé Op.60, une suite symphonique avec baryon. Avant de livrer Alexandre Nievski et Ivan le Terrible pour Eisenstein [lire notre chronique du 14 décembre 2005], Sergueï Prokofiev (1891-1953) travaille à la musique d’un film d’Alexandre Feinzimmer, adapté d’une nouvelle d’Iouri Tynianov écrite en 1927. En situant l’action à l’époque du tsar Paul I (assassiné en 1801), cette dernière tourne en dérision l’absurdité bureaucratique soviétique. Qu’on en juge : suite à une erreur de transcription, l’administration impériale donne naissance à Kijé, un être fictif dont l'entourage de l'empereur n'osera jamais révéler l'inexistence. D’abord exilé en Sibérie (endossant ainsi les fautes d’un autre), ce militaire est nommé général, puis finalement éliminé quand le tsar se fait trop pressant à rencontrer le héros national.
« Kijé est un travail diabolique, écrit Prokofiev au musicographe Vladimir Derjanovski. Mais quelle musique joyeuse ! » La suite d’orchestre tirée de la musique du film comporte cinq mouvements, tenus par Gullberg Jensen avec rigueur. Naissance de Kijé fait résonner trompette, flûte et caisse claire, soit le cliché de l’armée en campagne. Roman Burdenko interprète ensuite Romance d’un chant onctueux et facile qui affiche plus de mordant au moment du refrain – magnifique, la tendresse mélancolique étouffe presque les consignes de parodie. Les cymbales marquent la pompe inhérente à Noces de Kijé, mâtinée d’une ritournelle de trompette narquoise. Contrastant avec l’intervention de grelots sur Troïka, celle de Burdenko s’avère rocailleuse et gouailleuse, pour une chanson quasi-paillarde qui ressasse l’infidélité féminine. Une dernière fois, la trompette lointaine et moqueuse vient contrebalancer le lyrisme des cordes dans Mort de Kijé. Un beau et bon moment.
LB