Chroniques

par gilles charlassier

transcriptions pour piano à quatre mains
Evelinde Trenkner et Sontraud Speidel

Goethe Institut, Paris
- 19 octobre 2010

Elles sont venues d’outre-Rhin et ont étudié avec d’illustres représentants de la tradition germanique. Evelinde Trenkner et Sontraud Speidel se sont vêtues d’un rouge théâtral pour un récital de transcriptions à quatre mains de grands classiques de la littérature orchestrale et opératique, réalisées parfois par les compositeurs eux-mêmes, souvent par des musiciens du romantisme finissant ou du début du vingtième siècle. Ce sont, en effet, les grandes heures de cet exercice autant pédagogique que re-créatif. Le mélomane avait chez soi un piano grâce auquel il se familiarisait avec les œuvres du répertoire établi et émergeant, et c’est par l’intermédiaire de réductions que les wagnériens acquirent une connaissance intime des opéras du mage de Bayreuth. Pour nos oreilles accoutumées à une haute-fidélité pléthorique, le concert auquel nous avons assisté a permis de redécouvrir un précieux témoignage de l’art d’interpréter d’une époque où l’enregistrement sonore relevait encore de la performance technique et préservait la musique de la dévalorisation consumériste.

On commence par la relecture du Concerto Brandebourgeois BWV 1048 n°3 par Max Reger, postromantique contemporain de Mahler et Schönberg. La jubilation rythmique est mise en valeur avec une énergie qui ne faiblit jamais. On sent les bonnes humeurs communicatives du cantor de Leipzig reliées par le bref Adagio-attaca.

Edvard Grieg a arrangé lui-même les Suites Op 46 n°1 et Op 55 n°2 de son Peer Gynt. Dans la première pièce, Le matin, les accords plaqués donnent une puissance rhétorique qui est diluée dans l’orchestration diaphane conduite par le solo de flûte, et font entendre l’héritage germanique. La transcription de la Danse d’Anitra sait rendre le pittoresque des couleurs et des rythmes. Dans l’antre du roi de montagne, le doigté sautillant et scintillant décline impeccablement l’entrain et l’intensité croissants du morceau. Le rapatriement de Peer Gynt fait entendre des accents schubertiens et la Chanson de Solveig révèle une émotion typique des émulsions du clavier à vingt phalanges.

Après une paraphrase d’air d’opéra extrait des Bilder aus dem Süden Op 39 n°2 « Ti voglio bene assai » de Xavier Schwarwenka, où les voix et les pieds chantent en mains le sourire des adrets méditerranéens, c’est Zemlinsky qui nous livre sa transcription de l’ouverture de La flûte enchantée de Mozart. Le traitement des accords et des arpèges, d’une vigueur décidée, trahit un romantisme emphatique éclairant la spontanéité du frère Wolfgang d’une lueur que les oreilles des baroqueux de moins de soixante ans ne peuvent pas connaître.

C’est Maurice en personne qui a transcrit le Boléro de Ravel. Traduire au piano le crescendo orchestral de la célèbre page est une gageure – et peut-être seul le compositeur était à même de réaliser des compromis acceptables. Il n’est pas possible d’éviter une certaine redondance que les variations de couleurs et de timbres émoussent heureusement. Mais la recherche de solutions pianistiques pour faire ressentir la progression hypnotique de la partition orchestrale n’en délivre pas moins des trouvailles fascinantes, comme ces dédoublements chromatiques d’harmonies qui rappellent les moires instrumentales absentes.

Le grand finale du récital est une suite de variations écrites par Karl Hermann Pillney sur le thème de Was machst Du mit dem Knie, lieber Hans, parodiant le style de compositeurs célèbres. Nous ne résisterons pas à donner l’intitulé intégral en langue vernaculaire : Eskapaden eines Gassenhauers – pour clavier à quatre mains – Parodistische Variationen für Hörer mit Sinn für musikalische Eulenspiegeleien im Stile von Bach, Mozart, Rossini, Verdi, Puccini, Schönberg und Liszt. Nos deux pianistes font passer le plaisir évident qu’elles prennent à ces imitations affectueusement irrévérencieuses. Dans cette escapade musicale pleine d’esprit, on s’amuse à reconnaître les tournures idiomatiques des rengaines les plus célèbres. L’Andante à la Bach, plein d’une spiritualité trop mystique pour être sérieuse, précède une ébouriffante collusion avec le thème de l’ouverture de La flûte enchantée. On sourit au croisement des arpèges dans les évocations d’un Impromptu schubertien. Les rythmes pointés de l’ouverture du Barbier de Séville se prêtent à ce jeu de masques. Les mains s’agitent dans les réminiscences de la pompe de la marche d’Aïda, puis se reposent dans un Largo sostenuto au lyrisme puccinien en eaux stagnantes. Les dissonances obligées de Schönberg introduisent la rhétorique des acra de Liszt où l’extrême aigu répond à l’extrême grave dans un geste suspensif qui fait résonner les sentiments précieux et les rires d’une caricature indulgente et impitoyable.

La soirée s’est conclue par deux bis : la Badinerie de la Suite n°2 de Bach et une paraphrase lisztienne d’une page qui ne l’est pas moins, la Deuxième rhapsodie hongroise. Ce n’est pas sérieux, mais furieusement documenté, drôle et subtil. C’est fou ce que l’on peut s’amuser avec quatre mains et huit octaves de touches blanches et noires !

GC