Chroniques

par bertrand bolognesi

Trio Voces Intimae
Théodore Gouvy | Trios Op.18 n°2 et Op.19 n°3

Théodore Gouvy, entre France et Allemagne / Palazetto Bru Zane, Venise
- 17 mai 2013
le Trio Voces Intimae joue Théodore Gouvy au Palazzetto Bru Zane (Venise)
© michele crosera | palazzettto bru zane

Depuis la mi-avril et deux mois durant, le Palazzetto Bru Zane fait découvrir et investit la musique de Théodore Gouvy, compositeur sarrois dont l’œuvre s’imprègne de deux cultures frontalières, l’Allemande et la Française. Né en juillet 1819 tout près de Sarrebruck, donc en Prusse, il se forme à Sarreguemines, Metz et Paris (mais pas au conservatoire, car il ne serait naturalisé français qu’en 1851), puis outre-Rhin. Trop peu ancré dans le ferment mondain de Paris, Gouvy ne bénéficiait pas du rayonnement auquel sa musique pouvait prétendre. Bien que saluée par quelques « grands » (dont Berlioz), celle-ci ne fut guère promue et trop peu jouée. La situation particulière de l’homme, entre deux cultures, est indéniablement un riche avantage quant à la puissance de l’inspiration et l’efficacité du savoir-faire, mais un handicap dans une période qui a besoin d’identifications nationales. Ainsi Gouvy démarcha-t-il tant les éditeurs français que ceux d’Allemagne, les uns et les autres refusant à plusieurs reprises des manuscrits qu’ils estimaient trop complexes.

Selon la formule qu’il développe depuis le début de ses activités, le Centre de musique romantique française produit une série de treize concerts vénitiens (in loco mais aussi au Conservatoire Benedetto Marcello, à la Scuola Grande San Giovanni Evangelista et à la Scuola Grande di San Rocco), ainsi qu’un partenariat très actif avec les institutions d’autres cités européennes, qu’elles s’appellent Amsterdam, Berlin, Vienne ou Paris où le Théâtre des Bouffes du nord accueillera prochainement (8, 9 et 10 juin) le Festival Palazzetto Bru Zane – avec, notamment, la Sonate pour deux pianos en ré mineur Op.66 de Gouvy, par Jean-François Heisser et Marie-Josèphe Jude.

En présence de quelques descendants du musicien lorrain – lors d’une brève allocution qui introduit la soirée, son arrière-petit-neveu se déclare « touché de l’hommage qu’on rend ici à la musique de mon arrière-grand-oncle et de l’effort fourni pour la faire connaître » –, nous entendons le Trio Voces Intimae dans deux grandes pages des années 1850. Pour commencer, le Trio en la mineur Op.18 n°2 écrit en 1847 et dédié (comme le suivant, d’ailleurs) à la pianiste et mécène Maria Kalergis. Après avoir donné ce programme une première fois (Pescara), les artistes l’ont enregistré (Challenge Classics). Riccardo Cecchetti s’exprimait alors sur un piano Pleyel de 1841, contemporain de l’œuvre ; il joue ce soir un Érard n°2 « ancien modèle » 1902, l’instrument du Palazzetto. Doux et feutré, son aigu souligne par contraste la clarté du violon et la présence vocale du violoncelle.

Dès l’Allegro vivace initial, la fluidité pianistique et la tendre mélodie du violoncelle invitent Schumann et Duparc dans un même monde. Une lumière personnelle habite bientôt le mouvement, que gagnent Mendelssohn et Fauré avant son heure, dans un Andante où se fait entendre la connaissance du passé, cultivée par Gouvy comme plus tard par Brahms mais sans qu’il y fît un sort. La structure est indéniablement solide, copieuse la verve, et l’écriture demeure cependant toujours élégante. Le bref Scherzo cisèle un thème « hongrois » au fil d’une sonate expressive, avec beaucoup d’esprit. L’Allegro conclusif invite la danse au concert, ponctuée d’une plaisante romance de salon.

« Il y a beaucoup d’idées dans la musique de Gouvy que nous connaissons grâce à la commande que nous fit le Palazzetto Bru Zane de ce programme, nous confient les membres de Voces Intimae – Luigi De Filippi (violon), Sandro Meo (violoncelle) et Riccardo Cecchetti (piano). Dès la lecture, elle est intéressante, et lorsqu’on commence à la travailler, dans ce mélange de construction allemande et de fantaisie française on découvre des accents d’opéra verdiens ! Un équilibre délicat domine cette pluralité féconde. C’est une musique abondante qui nécessite beaucoup de préparation et pas mal d’énergie, car le fait de voyager à travers de nombreuses idées musicales crée le danger de perdre l’unité de l’œuvre. D’emblée les Trios nous ont semblés devoir faire partie du « grand répertoire ». Au conservatoire, le message passe facilement auprès de nos jeunes qui, dans la découverte, préfèrent jouer Gouvy que Schumann, car cette musique excite la curiosité, sa mobilité est extrêmement stimulante : à peine un thème arrive que déjà surgit autre chose. Nous adorons sortir des sentiers battus et faire connaître à l’auditeur ce qu’il ne connaît pas. Ainsi avons-nous joué et enregistré Hummel, par exemple. Certes, il est nettement plus connu que Gouvy, mais pas pour ses Trios – en dehors du Concerto pour trompette, qu’est-ce qu’on joue de lui ? »

Huit ans plus tard nait le Trio en si bémol majeur Op.19 n°3, d’une veine « copieusement » inspirée. Les premiers pas de l’Allegro moderato laissent entendre qu’une page s’est tournée, que Gouvy a évolué et trouvé sa voie : la ligne s’est éclaircie, tout en explorant toujours autant – passionnant paradoxe ! Plus personnelle encore, la signature avance des grâces finement ouvragées sur une pulsation ferme. C’est peut-être dans cette sorte de distance courtoise jusque dans les romantiques froncements de sourcils que se reconnaîtra l’allure française. Un lyrisme délicat parcourt l’œuvre, dans une dynamique rondement menée. Sur la muraille pianistique se dessine en lierre le chant des cordes. À la virtuosité du piano succède le frémissement du Finale en son double mineur, bientôt emporté et brillant.

« Là où Hummel fait des citations mozartiennes, Gouvy tend à des atmosphères de Schumann, Mendelssohn ou Schubert, précisent les musiciens. Il n’y a pas de citation mais des « contaminations » de climats et de couleurs. Le style de Théodore Gouvy, c’est ça ! »

BB