Chroniques

par isabelle stibbe

Tristan und Isolde | Tristan et Iseult
opéra de Richard Wagner

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 30 octobre 2008
© ruth walz | opéra national de paris

Ni Wagner, ni encore moins les Grecs dont il s’inspirait, n’auraient pu imaginer qu’un autre medium que la musique, la danse ou la poésie, viendrait un jour à l’appui de l’œuvre d’art totale –la fameuse Gesamtkunstwerk. Aujourd’hui, la vidéo est pourtant bel et bien là qui, s’additionnant aux modes d’expression classiques, ajoute à la globalité d’un spectacle d’opéra. À ce titre, l’œuvre de Bill Viola dans le Tristan und Isolde mis en scène par Peter Sellars fait date. Coup de poing, choc émotionnel pour beaucoup lors de sa création ici-même en 2005, ils étaient nombreux à dire leur fascination devant la puissance des images.

Peut-être parce qu’on a vu, depuis, cette technologie envahir les scènes jusqu’à satiété parfois – on pense, par exemple, au Porgy and Bess donné à l’Opéra-Comique la saison dernière [lire notre chronique du 2 juin] –, on est à présent moins sensible à cette débauche d’images. Débauche est bien le mot, tant ici l’écran est envahissant. Décor à elle seule, la vidéo de Viola éclipse tout le reste. L’œil est irrésistiblement attiré ; jonglant entre écran et sous-titres, il ne voit presque plus rien du dispositif scénique qui, aussi minimaliste soit-il (une simple banquette noire, des carrés de lumière), a son importance, ne serait-ce que parce que les chanteurs y évoluent.

Et que voit-on à l’écran ? Une (trop) longue scène de purification au premier acte. Une femme d’un côté, un homme de l’autre, se déshabillent lentement. Le grain de l’image paraît brut, le symbolisme naïf. Aussi lents que soient les gestes des acteurs incarnant les corps terrestres de Tristan et Isolde, l’œil du spectateur est rivé à l’écran par peur de perdre des informations. Et puis, il faut en profiter : ne nous a-t-on pas assez redit qu’on voyait ce Tristan pour la dernière fois, l’Opéra de Paris n’ayant acquis les droits d’images que pour cinq ans ? Après l’Acte I, elles seront plus variées. Certaines sont sublimes, comme le feu du II ou l’envolée des corps dans l’eau au dernier. Mer agitée, arbre tranquille : plus poétiques, les images abstraites sont celles qui fonctionnent généralement le mieux.

Il n’empêche qu’à force d’être constamment sollicité, le regard se lasse, le jeu sur scène en pâtit. On ne prête plus assez attention à des chanteurs difficilement cernables dans des costumes sombres, à leurs jeux de physionomie, leurs gestes pourtant subtils. On comprend bien l’idée qui préside au spectacle : opérer une fusion entre les images et la musique qui arrache le spectateur à lui-même.

C’est le cas, parfois.
Ainsi du duo de l’Acte II où tout à coup l’orchestre s’enivre. Et, bien sûr, de la mort d’Isolde, que chante Waltraud Meier, plus poétique que tellurique. C’est peut-être le défaut, le soir de la première en tout cas, de cette grande habituée du rôle. Son Isolde est presque trop intériorisée, en retenue, là où on aimerait ampleur et puissance. En dépit d’aigus inconfortables et d’une voix qui commence à bouger, le mezzo-soprano captive. À ses côtés, le soprano russe Ekaterina Gubanova déploie en Brangäne des moyens somptueux : plénitude vocale, richesse de couleurs de toute beauté. Alexander Marco-Buhrmester (Kurwenal) ne dépareille nullement, faisant entendre un timbre chaleureux. Autre Suisse de talent : Bernard Richter, qu’on avait pu remarquer l’an dernier en Alphonse dans Zampa à l’Opéra-Comique. Il incarne ici un jeune berger idéal : voix claire, puissante et fraîche. On aime moins le Tristan de Clifton Forbis dont la voix n’est pas belle, à proprement parler. Souvent voilée, elle paraît rocailleuse mais prend plus d’aisance au troisième acte. Quant à Franz-Joseph Selig, il incarne un roi Marke touchant et profondément humain. Son apparition dans le public à la fin du I, le buste droit et l’attitude noble, est un grand moment.

Dans la fosse, Semyon Bychkov – qui succède à Esa-Pekka Salonen et Valery Gergiev – conduit l’Orchestre de l’Opéra national de Paris avec un grand souffle lyrique. Dans cette interprétation habitée, l’émotion survient, mais par fulgurances, noyée par la technologie qui prend trop souvent le pas sur l’humain alors qu’on voudrait, pour cet opéra du paroxysme, plus de chair, de larmes et de sang.

IS