Chroniques

par david verdier

Tristan und Isolde | Tristan et Iseult
opéra de Richard Wagner (version concert)

Salle Pleyel, Paris
- 13 octobre 2012
le soprano dramatique suédois Nina Stemme chante Isolde à Paris (Pleyel)
© chris warde-jones

Cette soirée-là, on pouvait dire que le Philharmonique de Radio France avait rendez-vous avec lui-même et, de toute évidence, le résultat a été à la hauteur des attentes. Tout avait pourtant mal commencé avec l'annulation de Myung-Whun Chung, remplacé au pied levé par le Finlandais Mikko Franck. Sans vouloir faire de mauvais esprit, il est évident que ce changement de chef a profondément modifié le bilan que l'on peut tirer de cet opéra en version concert. Cet orchestre symphonique a su, l'espace d'une soirée, replier ses ailes et ajuster sa sonorité naturelle à la dimension et à l'esthétique d'un ensemble de fosse. Ce n'est pas là sa moindre qualité mais vraiment, cette malléabilité impressionne et ne laisse de séduire. Certes, on pourra reprocher après coup à la Salle Pleyel de ne pas avoir été le plus beau des écrins pour ce chef-d'œuvre de l'art lyrique. Disons qu'elle n'a pas contrarié l'écoute sans pour autant l'exalter.

Autre surprise : l'absence de mise en espace, même minimale, qui aurait certainement contribué à créer un habillage scénique en adéquation avec la dimension de l'œuvre. C'est d'autant plus regrettable quand on sait les trésors d'éclairages, véritables signatures lumineuses, dont on est capable pour les soirées de l'Orchestre de Paris. Ici, les lumières crues éclairent indifféremment les musiciens et la rangée de solistes placée à l'avant, légèrement dans le dos du chef. Comme ce dernier dirige assis, en raison de problèmes de santé, il est contraint de pivoter légèrement vers l'arrière pour indiquer les départs aux chanteurs. Pas d'inquiétude pour autant, le plateau vocal réuni pour ce Tristan est d'une très haute tenue et connaît parfaitement l'ouvrage, au point de ne quasiment jamais regarder la partition ou carrément s'en passer (Christian Franz en Tristan). Bien sûr, on peut s'étonner de voir les protagonistes d'un tel drame vider consciencieusement leurs bouteilles d'eau minérale avant de chanter – cela tient davantage de la séance d'enregistrement que du concert, mais qu'importe…

Dès le prélude, l'oreille doit s'accoutumer à des cordes légèrement neutres et qui disparaissent à de nombreuses reprises derrière les phrases des cuivres. La petite harmonie boit du petit lait, tout particulièrement l'alliage flûte-hautbois (Magali Mosnier et Olivier Doise) ainsi que la clarinette basse (Didier Pernoit), parfaitement à l'aise dans les interventions solistes. Ce premier acte est l'occasion pour les solistes et l'orchestre de se tester et de poser leurs marques. Passons sur le trac du jeune marin a cappella pour nous concentrer sur la battue généreuse de Mikko Franck. Certes, il ne met pas en danger les musiciens et court fréquemment le risque de manquer de cette incandescence qui fait les grands soirs. Cette économie expressive cèdera progressivement pour laisser place, lors du duo d'amour et dans l’Acte III, à des déchaînements dont on ne croyait pas l'orchestre capable. Si le feu tarde à monter de la fosse au premier acte, il est en revanche bien présent sur la scène.

L'Isolde de Nina Stemme [photo] est tout simplement ce qu'on a entendu de plus beau, et l'on se demande comment Paris a pu ignorer une chanteuse aussi exceptionnelle durant si longtemps [lire notre chronique du 27 septembre 2007]. Entendue dans Isolde en 2009 à Zürich, dans la troublante mise en scène de Claus Guth, la souplesse du legato et l'amplitude du timbre regardent irrésistiblement vers la voix « historique » de Kirsten Flagstad. D'emblée trop forte pour être égalée, elle domine la soirée de la tête et des épaules, même si cette supériorité crée des écarts naturels et forcément injustes par rapport aux autres chanteurs, d'un niveau pourtant honnête.

À bien les observer, tous rongent leur frein pour ne pas se lancer dans un jeu scénique, Tristan sans doute plus que d'autres, concentré sur son personnage au point d'en « fabriquer » fréquemment les contours expressifs [lire notre chronique du 1er juin 2010]. Habile dissimulateur, il parvient à détourner l'attention et faire oublier la tendance à forcer le sentiment malgré une projection assez réduite. Ainsi, la surprise mal feinte à l'annonce du nom d'Isolde ou les effets très contrôlés du philtre d'amour sur la perte de conscience. Au deuxième acte, il devra à Nina Stemme de ne pas sombrer définitivement derrière les accès d'une amante et d'un orchestre déchaînés. L'agonie du III le montrera poète, un rien détaché et falsettiste dans l'interprétation de son désespoir.

Detlef Roth campe un Kurwenal sobre et juvénile, impeccable et légèrement en retrait pour ne pas trop prendre la lumière. Son Amfortas de Bayreuth [lire notre chronique du 15 aout 2011] lui a donné une stature qui promet de bien belles choses dans un proche avenir. La Brangäne de Sarah Connolly égalise son chant à défaut de faire jeu égal avec la maîtresse de la soirée. Elle donne l'impression de (bien) chanter de la même manière, sans varier l'expression pour donner de l'épaisseur au personnage. Ses appels du II, chantés depuis l'arrière-scène, planent au-dessus de l'orchestre comme désincarnés et évanescents.

Les seconds rôles ne dépareillent pas le plateau, à commencer par un Roi Marke (Peter Rose), très baryton et fort urbain dans sa déclamation-déclaration du II. Le livret improbable le montre embarrassé par ses propres paroles, résigné à jouer son rôle de témoin impuissant. Le Melot de Richard Berkeley-Steele est perfidement correct, tandis que les courtes interventions du Berger, corseté dans son smoking, ne bouleversent pas l'écoute de l'ensemble.

À l'approche de la Liebestod, le silence se fait et les regards se fixent sur celle qui aura le dernier mot. Sans trembler ni forcer son talent, Nina Stemme emporte vers les étoiles un public à genoux et sans autre alternative que de lui réserver un triomphe d'applaudissement ininterrompus.

DV