Chroniques

par vincent guillemin

Tristan und Isolde | Tristan et Iseult
opéra de Richard Wagner

Deutsche Oper, Berlin
- 18 mai 2014
Tristan und Isolde (Wagner) à la Deutsche Oper de Berlin
© bettina stoess

Créée en 2011 à la Deutsche Oper, la production de Graham Vick couple pour cette troisième reprise le Tristan de Stephen Gould et l’Isolde de Nina Stemme, promesses d’une soirée vocale exceptionnelle. Cependant, le spectacle vivant réserve son lot d’aléas et de surprises : le directeur de l’opéra annonce d’abord que le cercle de projecteurs créé pour la mise en scène s’est brisé lors du montage (l’intérêt de l’objet était limité) et qu’ayant pris froid à Berlin Nina Stemme – en pleine forme treize jours auparavant en Salomé [lire notre chronique du 3 mai 2014] – sera peut-être remplacée en cours de représentation par sa doublure qui « arrive de Lubeck en taxi » (sic).

Le changement d’héroïne n’aura pas lieu, car Stemme l’a décidé : elle chantera tout, même avec une voix affaiblie. Son Isolde oscillera donc durant près de quatre heures entre des aigus lancés avec puissance et des médiums fragiles, visiblement difficiles à sortir avec ce mal de gorge. Habituée à ce que tout passe simplement, la chanteuse semble déroutée dans la recherche d’une technique qu’utilisent les soprani vieillissants pour sauver certaines phrases en les raccourcissant. Mais une grande chanteuse est une grande chanteuse, et cette Isolde reste malgré tout l’une des plus belles d’aujourd’hui, fort impliquée dans le jeu, renforcée par la fragilité de la situation.

Stephen Gould n’a pas ce type de problèmes. Déjà grandiose l’année passée face à Violetta Urmana, le futur Tristan de Bayreuth rappelle que le chant wagnérien se portent bien, même dans ses rôles les plus complexes. Tout va sans risque à l’Acte I, et le duo du II montre la nette supériorité du ténor, même si le timbre a évolué par rapport à 2013 et que certains aigus prennent désormais une couleur plus acide. Bien qu’un peu avare d’émotion (peut-être à cause de la mise en scène peu portée vers les effusions), son dernier acte est remarquable. Avec ses graves pleins le Kurwenal d’Egils Silins ne dissimule pas toujours un souffle court qui ne gêne pas. En revanche, il est surprenant qu’on applaudisse autant Marke, car si la basse Liang Li possède des graves chauds et une forte présence vocale, elle est dénuée de profondeur et fait douter de sa compréhension du texte. Melot est parfaitement tenu par Jörg Schörner, dans une dynamique et une absence de brutalité en corrélation avec la mise en scène. Clemens Bieber en Marin et Ben Wager en Timonier sont quasiment parfaits, et Peter Maus, dont le Pâtre est en difficulté à la première attaque, finit avec grâce. En Brangäne, Tanja Ariane Baumgartner alterne des moments réussis et des phrases plus tendues, mais n’en reste pas moins admirable sur la fin et d’une grande sensibilité. Le Chor der Deutschen Oper Berlin n’est étonnamment pas exempt de problèmes de mise en place au premier acte, mais se rattrape ensuite en livrant une prestation digne des grandes maisons allemandes.

Graham Vick semble avoir trouvé plus de questions que de réponses. L’action se déroule dans un intérieur moderne (décors et costumes de Paul Brown) ; une porte donne sur la cuisine, une autre sur la chambre ; au centre, une grande baie vitrée sépare la pièce du monde extérieur. Dehors, on suit la courbe de la vie (enfance, âge adulte, vieillesse) en trois actes avec d’abord des petits qui jouent et fêtent un anniversaire, ensuite l’automne et le temps qui passe et qu’on préfère cacher, enfin la mort dans laquelle se jette Tristan, grabataire et tremblant, avant d’être rejoint par Isolde, quittant le plateau avec une escorte cadavérique. Près de la cheminée, devant le sofa de cuir noir, trône un cercueil qui sera posé contre le mur de la cuisine durant l’acte médian. Une jeune fille nue (assimilable à Eve) traverse le plateau à plusieurs reprises et reste cachée dans la chambre aux tableaux suivants, ne sortant que la tête pour observer la scène par moments. Au II, un homme nu (sans doute Adam) creuse sa tombe dans le salon, avec à côté un dolmen. Au II toujours, des hommes s’allongent et nettoient le sol dans des gestes utilisés pour certaines prières. Au III, plus lisible, les protagonistes aux cheveux blancs s’approchent irrémédiablement de la mort. Prises indépendamment, quelques belles idées – par exemple l’injection létale par héroïne en guise de philtre (jolie proposition de transe et de mort violente par excès de plaisir) – tombent à plat par l’insuffisance d’attachement aux personnages et à leurs souffrances. Les multiples lectures métaphysiques rapprochent le mythe de Tristan à « l’homme premier » et à l’amour intemporel, sans donner de nouvel éclairage sur le texte.

Dernier point fort de la soirée, la direction de Donald Runnicles entretient un flux dynamique comme rares en sont capables, tout en ne couvrant jamais les chanteurs. Ce n’est pas dans un excès de personnalité qu’il faut attendre ce musicien, mais bien dans une lecture classique, émotionnelle et pure où le II est orgasmique et le III tendu jusqu’à la mort, Liebestod superbement maîtrisé.

VG