Chroniques

par bertrand bolognesi

Tristan und Isolde | Tristan et Iseult
opéra de Richard Wagner

Opéra national de Bordeaux / Auditorium
- 26 mars 2015
Giuseppe Frigeni met en scène Tristan und Isolde à l'Auditorium de Bordeaux
© frédéric desmesure

Ayant préféré s’en réserver une approche optimisée par l’expérience de ceux qui en ont l’usage, un peu plus tard que nos confrères l’on découvre aujourd’hui l’Auditorium de Bordeaux, ouvert au public il y a deux ans. Parce qu’il fallut à Michel Pétuaud-Létang le lover étroitement au cœur de bâtiments anciens qu’il n’était pas question de bruxelliser, l’édifice… ne s’édifie pas, précisément : il s’enfouit dans les profondeurs d’anciennes fantaisies de cinématographe, du coup résumé à son hall d’entrée, hauteur lisse qui sans heurt s’insère dans le paysage urbain au point d’avoir l’air d’en être depuis des décennies. Passée cette appréhension de surface, nous pénétrons dans la grande salle (point encore débaptisée Henri Dutilleux, par-delà une polémique politico-lutécienne subie ces derniers temps), installée en dispositif scénique – avec orchestre en fosse et plateau à jouer – pour cette première de la nouvelle production de Tristan und Isolde.

Outre la paisible clarté du lieu et le confort mis à disposition – notable avantage : simples et efficaces, ses équipements accueillent le spectateur sans que la durée de la représentation vienne à fatiguer sa carcasse –, c’est d’emblée la qualité de l’acoustique qui convainc. Aux premiers pas orchestraux est accordée une transmission où les timbres se fondent sans de perdre, distincte de cette hyper-définition dont souvent souffre l’écoute dans nos jeunes temples. « Westwärts schweift der Blick… » : sur la portée de la voix dans cette enceinte, le Jeune marin nous conforte dès l’ouverture du livre dans cette bonne impression. Quelques minutes plus tard, lorsqu’au-dessus d’un orchestre plus généreusement rageur Brangäne et sa fière maîtresse disputeront un avenir tout honte et désespoir, voilà l’oreille pleinement conquise par l’heureux équilibre des media. Quittant l’Auditorium ignorant du rendu sonore d’un autre dispositif que celui du jour, l’incomplète relation ici faite (encore faudra-t-il donc l’y venir parfaire) requiert que le lecteur la relativise, certes, mais en l’état l’on n’en saurait dire l’acoustique autre que satisfaisante.

Au cœur de sa deuxième saison à la tête de l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine, avec lequel il se lance dans une nouvelle collection discographique, ONBA Live, livres-CDs édités par Actes-Sud – deux titre à ce jour : un album Wagner avec le soprano Heidi Melton (trois airs, dont la mort d’Isolde, et trois extraits symphoniques puisés dans Götterdämmerung, Tannhäuser et Tristan) et la Symphonie en ut # mineur n°5 de Mahler –, Paul Daniel engage un premier Vorspiel plutôt leste, voire emporté, qui toutefois ne précipite rien. Loin du miroir souvent a contrario complaisant de lectures pontifiantes, la sienne avance, mue par un élan lyrique qu’on pourra dire vital dans cette course au néant. La formation bordelaise avait besoin d’un chef qui lui donnât un nouveau souffle capable de lui faire retrouver sa cohérence : la chose est assurément en bonne voie, à constater les progrès de certains pupitres et la saine expressivité du tutti. Au relief sensible des harpes éprises de l’Acte II répond la mer de douleur de l’attente du III, dont l’élégante souplesse livre une souffrance digne, menée jusqu’à l’abandon serein : cette interprétation confirme l’excellence atteinte par Paul Daniel à Francfort cet été [lire notre chronique du 6 juillet 2014], chassant loin le souvenir d’une terne Lulu dont a posteriori la responsabilité paraît incomber à la fosse belge [lire notre critique du DVD].

Félicitons Thierry Fouquet d’avoir su réunir une distribution parfaitement unifiée, comme c’est rarement le cas. Si le Barreur de Jean-Marc Bonicel est irréprochable, les Jeune marin et Berger de Simon Bode font nos délices : salué récemment dans la création du goldene Drache d’Eötvös [lire notre chronique du 4 juillet 2014], le jeune ténor hambourgeois livre un chant remarquablement mené, à l’inflexion tendre et prégnante, comme sans effort, qui propulse impérativement le public dans le drame (au I comme au III). D’un timbre fort impacté, Guillaume Antoine campe un noir Melot de grand format. Une robuste émission et un aigu cuivré caractérisent le Kurwenal, un rien monolithique mais cependant musical, de Brett Polegato. Huit ans après sa Brangäne toulousaine [lire notre chronique du 8 mars 2007], on retrouve Janina Baechle dont la voix a encore gagné en homogénéité ; comme une caresse éperdue le phrasé signe une présence précieuse, toujours subtilement nuancée. Pour Marke, Nicolas Courjal convoque un grain profond, paradoxalement âpre et onctueux, qui bouleverse autant que son chant dolent – une prise de rôle plus que réussie : captivante ! Applaudi en Brünnhilde [lire nos chroniques du 29 mars et du 17 février 2013], le soprano britannique Alwyn Mellor prête à Isolde un aigu fulgurant, une puissance d’airain, un engagement louable dont à peine l’on regrettera un bas-médium éteint et quelques duretés dans le registre supérieur. Enfin, avec un organe à situer entre l’Heldentenor pour la tessiture et le spinto pour la couleur, le wagnérien Erin Caves [lire nos critiques DVD sur ses Loge et Siegmund thorins] est un Tristan clair, aérien même (l’idéal dans cette mise en scène), évident.

Loin de considérer la contrainte de l’espace comme une entrave, Giuseppe Frigeni s’appuie sur l’Auditorium comme sur un complice avisé, ouvrant la scène en investissant les galeries, envahissant une partie de la zone dévouée au public, à l’instar d’Hartmut Schörghofer au MUPA [lire notre chronique du 1er juin 2010]. Plus loin encore que ses Macbeth et Lohengrin pour l’écrin de Victor Louis [lire notre chronique du 6 octobre 2003], l’artiste italien signe une mise en scène épurée, concentrée sur l’inflexion musicale et la puissance des mots, suggérant à peine, par des hublots qui donnent sur une lumière bleutée ou des troncs de bouleaux, les différents lieux où s’accomplit cette passion commandée par la magie ancestrale – nostalgie d’amours divines, peut-être. Dense, l’expressivité n’est donc point à l’esbroufe d’un théâtre d’apprentis démiurges : elle ne fait rien, elle est.

BB