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Chroniques
Tristan und Isolde | Tristan et Iseult
opéra de Richard Wagner
Si la joie est grande de retrouver ce soir le Grand Théâtre de Provence, à l’occasion d’une nouvelle production du Festival d’Aix-en-Provence, les longs mois de privation d’opéra dans lesquels nous ont maintenus les mesures sanitaires, heureuses ou non – peut-être l’avenir le dira-t-il, plus tard l’Histoire s’en chargera sans aucun doute –, ne sauraient masquer la déception engendrée par la présente première. Il conviendrait donc de sagement s’en tenir à la satisfaction de pouvoir entendre en vrai le son d’un orchestre et le déploiement des voix, la condition du plaisir se lovant alors dans l’inconsciente autosuggestion du plaisir à se trouver dans l’obscurité pour découvrir un spectacle, sans autre(s) considération(s) d’appréciation. C’est déjà beaucoup, certes, que cette sorte d’état de grâce délivré par la réouverture des lieux de culture, quand bien même leur accès nécessite de s’y munir d’un résultat dûment négatif et tout récent au test Covid (PCR ou antigénique). Le danger de ce préalable, ô combien émouvant, demeure que le festin ne s’avère pas forcément à la hauteur d’un tel événement. Aussi faut-il, dès qu’on en prend acte, juguler d’autant plus cet esprit qu’on dit critique, à la mesure d’une frustration certaine qui, dans un autre contexte, n’atteindrait vraisemblablement pas telle proportion.
Après s’être invisiblement acheminé et installé au pupitre, Simon Rattle engage, dans un silence quasiment religieux, le Vorspiel de Tristan und Isolde, en grand prêtre d’un office wagnérien que jamais, avouons-le, quelque souffle divin ne daignera cependant visiter. Loin de faire défaut, l’excellence indéniable des musiciens du London Symphony Orchestra se révèle assez vite impuissante à pallier la fragmentation curieuse qui domine la conception du chef britannique. Par à-coups, même isolément fort soignés, cette lecture souffre d’un manque cruel de fluidité, ce qui est un comble dans l’expression de ce compositeur et en particulier dans cette œuvre-ci. On aura beau goûter ponctuellement les délices violoncellistiques, entre autres charmes instrumentaux, on aura beau admirer l’inflexion de telle phrase ou la réinvention de la couleur d’un rappel de motif, rien n’y fait : ce Tristan-là se présente comme démembré, et les louables efforts de relance du souffle échouent à le recoudre.
Un octuor vocal bien choisi honore la partition, avec un vif engagement dramatique. On y découvre le timbre chaleureux du ténor Linard Vrielink en Jeune Marin et en Berger, le chant remarquablement mené du baryton Dominic Sedgwick, Melot idéal, enfin la douce et saine autorité du mezzo-soprano Jamie Barton dont la Brangäne bénéficie d’une projection enveloppante. Outre ces trois artistes que nous entendons pour la première fois, l’on en retrouve cinq avec grand plaisir. À commencer par le baryton Ivan Thirion qui offre un Timonier lumineux et ferme [lire nos chroniques de Lucia di Lammermoor, Jérusalem, King Arthur, Carmen, Der Schmied von Gent, enfin de Béatrice et Bénédict]. Passé un démarrage un peu laborieux dans le plus grave du grain jusqu’à plafonner l’aigu, on rencontre en Franz-Josef Selig un grand Marke dont l’expressive âpreté dépasse aisément l’agitation demandée à son jeu. Le confort de cette voix est tel qu’elle prévaut sur toute option scénique, quoi qu’il en soit [lire nos chroniques de Tannhäuser, Parsifal, Fidelio, Der Ring des Nibelungen, Die Walküre, Pelléas et Mélisande, Der fliegende Holländer, Die Zauberflöte, Der Freischütz, Szenen aus Goethes Faust et Tristan und Isolde]. Salué maintes fois dans des répertoires souvent très divers, le baryton-basse Josef Wagner excelle en tous les rôlesà lui être confiés. Ainsi en est-il encore du Kurwenal infiniment musical qu’il chante avec une souplesse remarquable [lire nos chroniques de Die Meistersinger von Nürnberg, The Rake’s Progress, Neues vom Tage, Turandot, Il Giasone, Christophe Colomb, Così fan tutte, Olympie, Die Zauberflöte et Das Wunder der Heliane]. Le Tristan de Stuart Skelton peine à s’imposer au premier acte, avec un registre supérieur un rien forcé et un grave plutôt terne. Le Heldentenor australien trouve ses marques dès le chapitre suivant et fait évoluer sa prestation vers un III dont la plénitude laisse apprécier les beaux moyens qu’on lui connaît [lire nos chroniques de Merlin, Messe des morts, Die Walküre, Siegfried et Fidelio]. Isolde a considérablement marqué la carrière de Nina Stemme qui, depuis dix-huit ans, chante le rôle sur des scènes prestigieuses – à notre équipe il fut donné de l’y apprécier au Bayreuther Festspiele, puis à Baden-Baden, Munich et Berlin [lire nos chroniques du 5 août 2006, du 27 septembre 2007, du 27 juillet 2011 et du 18 mai 2014]. Le grand soprano dramatique suédois le sert aujourd’hui somptueusement, avec une maîtrise impressionnante de tous les atouts requis [lire nos chroniques de Der König Kandaules, Der Rosenkavalier, Tannhäuser, Die Walküre à Paris et à Milan, Salome, Parsifal, La forza del destino et Turandot].
Dans leur appartement d’un gratte-ciel d’aujourd’hui, avec vue sur la cité dans la nuit, un couple entre deux âges dénoue dans le salon les rubans des présents échangés entre convives, autour d’une bûche de Noël. Après le départ des invités, la maîtresse de maison se couche, loin de son compagnon. Là commence la juxtaposition fantasmatique de la légende à son propre quotidien, celui d’une relation amoureuse en fin de parcours. Avec la précieuse complicité du scénographe Ralph Myers pour le décor et de Luke Halls pour la vidéo – bientôt les lumières de la ville cèdent place à une menaçante pleine mer, celle de la traversée –, Simon Stone a imaginé une mise en scène en plongée dans notre contemporanéité, à l’instar de la Médée qu’il signait au Salzburger Festspiele il n’y a pas longtemps [lire notre chronique du 16 août 2019]. L’attribution des rôles à chaque convive du réveillon liminaire par une femme en détresse tant conjugale qu’existentielle est érigée en principe unique de cet abord qui ne trouve de salut qu’à en bramer les conséquences. Par-delà une réalisation de toute splendeur, en ce qui concerne la direction d’acteurs, les costumes de Mel Page et de Blanca Añon Garcia ainsi que de la lumière que James Farncombe a savamment travaillée, l’affaire ne tient guère longtemps. L’envahissement de l’appartement de l’Acte I par le timonier, les marins puis l’équipe de navigation est une surprise de taille dont la possible métaphore – inapte à se conduire, cette Isolde-ci a besoin d’une prise en charge, sentimentale ou/et psychiatrique – réclame une rude gymnastique dont le souci de crédibilité, incarné dans une sorte de naturalisme de la lumière et du geste (impossible, de toute façon, car dès qu’un chanteur lance un regard vers le chef, l’illusion cinématographique s’évanouit), quasi-choséité de l’emballage général présente dans chaque menu détail, est ensuite à l’œuvre avec la représentation de la trahison dans un cabinet d’architecte (II), puis celle de la longue attente de la mort des amants dans une rame de métro parisien (III). De fait, une effervescence d’actions additionnelles et parallèles, engendrée par la croisée de personnages entraînés à en jouer d’autres, encombre immanquablement ce théâtre qui lui-même semble ne pas croire au système qu’il revendique. Si Lear (Reimann) seyait mieux à l’imaginaire de Simon Stone [lire notre chronique du 23 août 2017], le souvenir d’une machine scénique dont la joliesse n’a d’égale que l’impuissance demeure après le baisser de rideau de ce soir.
BB