Chroniques

par bertrand bolognesi

Tristan und Isolde | Tristan et Iseult
opéra de Richard Wagner

Bayreuther Festspiele / Festspielhaus, Bayreuth
- 12 août 2022
Roland Schwab met en scène le nouveau TRISTAN du Festival de Bayreuth...
© bayreuther festspiele | enrico nawrath

La semaine dernière, le prestigieux Bayreuther Festspiele ouvrit sa nouvelle édition avec la première d’une production de Tristan und Isolde, le festival étant cette fois marqué par le fait de proposer deux créations (avec la Tétralogie). Bien des aléas sont venus bouleverser le calendrier de l’institution, entre l’annulation de l’édition 2020 pour cause de pandémie, une mouture 2021 limitée par les restrictions sanitaires, puis les changements de metteurs en scène, etc. Parmi de plus ou moins grandes révolutions, la modification de chefs qu’a entraînée la défection de Pietari Inkinen [lire notre chronique du 7 octobre 2017], saisi par le Covid-19. Ainsi, lorsque nous en étions à projeter notre couverture du festival, croyions-nous entendre l’excellent Cornelius Meister, né en 1980 tel son confrère finlandais, diriger Tristan [lire nos chroniques de La Passion de Simone, A tearing of vision, Symphonie Écossaise, La source d’un regard, Sinfonie der Tausend, Parsifal, Trois aquarelles, Lohengrin et Der Prinz von Homburg]. Il en est allé tout autrement, ce dernier prenant place au pupitre du Ring des Nibelungen, loin d’y être totalement novice puisqu’il l’avait joué à Riga, il y a près d’une décennie. Dès lors, servir l’opéra de l’amour et de la mort revint à une autre baguette, celle de Markus Poschner [lire notre recension de son CD Saint-Saëns].

Bien que n’ayant bénéficié que de quelques jours de répétition in loco, Poschner parvient à imposer une personnalité à ce Tristan dont le principal atout est la véhémence radieuse. Faisant monter le Vorspiel de peut-être encore plus profond que la fosse de la Festspielhaus, le chef, dès le début, absorbe l’écoute et, ce faisant, installe un climat de quasi-recueillement à cette deuxième représentation. Dès lors, l’impact de la symphonie de Tristan place la soirée dans la musique avant tout, distançant une mise en scène qui dispose précisément de puissants arguments esthétiques plutôt que d’un propos dramaturgique en perpétuelle action. Ainsi scène et fosse respirent-ils de concert, explorant via la partition les arcanes de la passion. Encore la présente lecture soigne-t-elle des détails dont le précieux enchâssement conjugue une sorte de lyrisme chambriste, pour ainsi dire, qui se révèle aussi intense, voire plus, que les passages plus exaltés. L’actuel patron de l’Orchestra della Svizzera italiana (depuis 2015) et du Bruckner Orchester Linz (depuis 2017) n’hésite pas à prendre des risques, avec les tempi, qu’il rend étonnamment malléables, comme avec la nuance, ici fort élastique, et mène vigoureusement Tristan und Isolde à un degré d’expressivité enthousiasmant.

Avec une distribution homogène quant au format, et le bref passage choral superbement obombré, émis hors-champs par les artistes du Festspielchor préparés par Eberhard Friedrich, le plateau vocal magnifie la représentation. On y retrouve Raimund Nolte, Donner du Ring, en Timonier presque tendre [lire nos chroniques d’Admeto, Tannhäuser, Die Meistersinger von Nürnberg et Das Rheingold] et, en Jeune Marin, le ténor clair du vaillant Siyabonga Maqungo, entendu cet hiver [lire notre chronique de Sleepless]. Alberich hier et demain, le baryton-basse islandais Ólafur Sigurðarson campe un Melot belliqueux à souhait, d’un timbre robuste à la rogue assise. Avec un art de la nuance qui n’est plus à prouver, une précision absolue et une musicalité de chaque instant, Markus Eiche livre un Kurwenal exemplaire, caractérisé par une subtile couleur vocale [lire nos chroniques de Matthäus Passion, Magnificat, Boris Godounov, Pelléas et Mélisande, Die tote Stadt à Helsinki et à Paris, enfin de Tannhäuser ici-même]. Basse noble s’il en est, l’excellentissime Georg Zeppenfeld compose d’une voix toujours merveilleusement égale un Marke que peine profondément sa blessure, avec, à l’encontre de ses confrères en scène, une diction allemande infiniment confortable [lire nos chroniques de Rigoletto, Huitième de Mahler, Die Zauberflöte, Daphne, Capriccio, Parsifal à Lucerne et à Bayreuth, Otello, Tannhäuser, Lohengrin à Dresde et à Bayreuth, enfin des Meistersinger von Nürnberg]. Agissant presqu’en heuristique consolatrice, le raffinement du chant du grand mezzo-soprano russe Ekaterina Gubanova vient comme caresser le destin dans le rôle de Brangäne qu’elle porte à valeureuse densité [lire nos chronique de Tristan und Isolde à Paris et à Munich, d’Aida, Die Walküre, Le château de Barbe-Bleue, Don Carlo et Œdipe].

Le couple-vedette qui vaut à l’œuvre son titre s’affirme curieusement le moins satisfaisant, dans la limite de l’acception de l’adjectif, toutefois, et en regard de l’ensemble de la distribution. Tristan ici-même dans la production de Katharina Wagner, il y a six ans [lire notre chronique du 1er août 2016], l’Heldentenor étasunien Stephen Gould ne semble pas aujourd’hui à la hauteur de son incarnation d’alors. Certes, la voix a gardé la couleur d’un Tristan, mais le chant est souvent heurté, avec un aigu difficile, voire imprécis. Cela dit, certaines approximations du phrasé pourraient provenir d’une méforme passagère – du moins l’espérons-nous. De ce fait, ce Tristan relativement dur manque cruellement de lyrisme, ce qui nuit grandement à l’Acte II [lire nos chroniques de Peter Grimes, Das Lied von der Erde, Die Frau ohne Schatten, enfin de Tannhäuser à Paris et à Bayreuth]. Quant à Catherine Foster, soprano dramatique remarqué en Brünnhilde à Weimar [lire nos chroniques de Die Walküre, Siegfried et de Götterdämmerung] avant que d’honorer le rôle sur la colline verte dans le Ring de Castorf [lire nos chroniques des 15, 17 et 19 août 2013], elle fait flamboyer l’Isolde indignée du premier acte par les évidentes fulgurances d’un aigu facile, mais peine à convaincre par la suite, la voix, souvent métallique, manquant du moelleux nécessaire aux moments amoureux.

On connaît assez l’indéniable talent de Roland Schwab et le goût raisonné qu’il cultive pour une certaine démesure dont témoignèrent plusieurs productions ô combien réussies [lire nos chroniques de Mefistofele, Don Giovanni, Oberst Chabert et Ernani]. Avec une sagesse dont on lui sait gré, le metteur en scène aborde Tristan und Isolde avec un métier sûr. En homme de théâtre conscient du peu de temps octroyé pour sa production, il sut inventer un concept à la fois dramatiquement pertinent et fort esthétique, en accord avec le climat presque extatique de l’opéra de Wagner. Plutôt que par bateau c’est vraisemblablement à l’aide d’un vaisseau spatial que le chevalier livre la fière rousse à son roi. En partie haute du dispositif scénographique de Piero Vinciguerra, le défilé de nuages qui traverse l’ellipse céleste se fait bientôt menaçant, puis invite les étoiles à l’acte médian, quand la végétation nocturne du troisième donne à penser à une ultime halte sur quelque planète secrète. Nicol Hungsberg signe un fin travail de lumières qui magnifie le décor, créateur inspiré des diverses atmosphères du drame. Par-delà toute datation, Gabriele Rupprecht a imaginé une vêture sans âge qui, ce faisant, ne s’affirme point sottement futuriste pour autant. Une sorte de lac dessine la diagonale du plateau, accueillant tour à tour les nébuleuses climatiques, peu à peu envahies de macules sanglantes, celles de la passion comme celles de la bataille et du meurtre. Un tourbillon constellé va s’assombrissant au fur et à mesure qu’Isolde et Tristan, abreuvés du traitre philtre, formeront couple. Échappant dès lors à l’espace-temps commun, les voilà emportés dans le flot central de ce sol-écran qu’eux seuls foulent de toute la représentation. L’incursion de Marke et de Melot au troisième tiers du II précipite les amants dans le réel, aussi sèchement qu’on appuie sur un interrupteur pour éteindre une machine à rêves. Ici, nul combat d’homme à homme : une armada de lames lumineuses descend lentement des cintres pour enfermer Tristan dans sa culpabilité. Omniprésente, l’extase triomphera néanmoins, à l’issue du dernier chapitre. Quel sens y aurait-il, dans tel contexte, à parler direction d’acteurs, voire théâtre psychologique ? Le propos de cette mise en scène se place bien au delà de ces questions, et laisse la musique exprimer ce qui lui revient, en toute confiance. Bravo !

BB