Recherche
Chroniques
Tristan und Isolde | Tristan et Iseult
opéra de Richard Wagner
L’affaire s’accomplirait-elle sans elle ? Sans lui non plus, pourra-t-on rétorquer. Et mieux encore, sans et entre eux. Cependant, c’est bien elle qui mène le jeu, elle Isolde, elle Brangäne, sans que Tristan, lui, domine la dynamique du drame. C’est pourtant lui qui fait violence en arrachant la princesse à sa terre vaincue pour une traversée des mers qui la mène en trophée de guerre à un roi qu’elle ne voulait pas connaître. Mais c’est elle, Isolde, qui l’a d’abord recueilli pour le soigner et le tuer ensuite, une fois guéri, afin de ne pas profiter de sa faiblesse dans cet acte de vengeance de l’amoureux qu’il a massacré. Vers celui auquel elle a donné tant de soin un amour s’est élevé, non déclaré. Et voilà que l’objet de cet amour-là, si bel amour de pardon, absolu, ne répond que par le rapt au nom d’un autre, un inconnu, monarque lointain. Alors Isolde agit par un philtre de mort, changé en philtre d’amour par Brangäne, fidèle et imprudente, lisant dans les désirs véritables, telle Brünnhilde n’obéissant qu’au fond de l’âme de Wotan plutôt qu’à sa parole. Le titre dit lui et elle, mais Philippe Grandrieux, ne se laissant pas tromper, affirme, tout au long de son spectacle, qu’il faut comprendre elle et lui : c’est donc Isolde und Tristan que nous voyons ce soir au Théâtre des arts de Rouen, un des lieux français qui connurent une grande passion wagnérienne il y a quelques décennies.
Assisté de Thomas Lavergne pour la vidéo, de Bjorn Hofman quant à la lumière et de Fanny Gilbert-Collet dans la mise en scène, Philippe Grandrieux concevait, au printemps dernier, la présente production de Tristan und Isolde, fruit d’une collaboration entre l’Opera Ballet Vlaanderen, qui le présentait en mars à Gand puis à Anvers en avril, et l’Opéra de Rouen Normandie où nous le découvrons aujourd’hui, deuxième représentation d’une série de trois (dernière le samedi 22 juin). Disons-le d’emblée, le dispositif fascine. La scène n’est pas ce lieu où d’habitude se jouent les choses de théâtre : la scène est un vaste écran déployé sur l’immensité de tout son cadre, tandis que le plateau lui-même demeure indéfini, infini même, continuellement enveloppé par une obscurité brumeuse ne laissant deviner que des silhouettes, dont certaines sont voilées de noir (costumes d’An D’Huys), mais aucun visage. Une lenteur inouïe caractérise ce qui ne s’y joue pas, pour ainsi dire, tandis que la geste générale est projetée selon une métaphore puissante articulée en trois phases : colère, désir et mélancolie.
Ainsi scénographie, mise en scène et chorégraphie se confondent-elles dans une proposition vidéastique qui absorbent tout théâtre comme pour mieux concentrer la cérémonie sur l’écoute, la symphonie wagnérienne se trouvant particulièrement bien menée par Ben Glassberg à la tête d’une fosse qui dispense la dramaturgie avec une autorité indéniable. L’omniprésence du corps marque la proposition de Grandrieux, corps féminin montré selon un précipité nerveux de clichés grimaçant de rage au premier acte, d’une frénésie sexuelle non assouvie au suivant, enfin d’un apaisement désinvesti au dernier, si ce n'est pas une sorte de nostalgie de ce qu’eut pu être l’amour sans les entraves précédemment vécues. Ce corps féminin est nu, et le mouvement trouble de ses images en situe l’expressionisme écorché entre les cris des toiles de Francis Bacon, le flou actif de Gerhard Richter et les torsions, érotisées, de celles de Luis Caballero. Corps avatar, il réduit celui de la chanteuse à un émetteur sonore. Pourtant, le corps masculin prend également vie à l’Acte III, à travers la maille de l’écran : le ténor est torse nu, la lumière venant à peine dessiner sa demi-nudité sans avatar, cette fois, tandis qu’en phallus du regret la voix se dresse. Outre l’incursion d’éléments végétaux dans son tissu de l’acte médian, le film suspend sa course à trois reprises, lors d’événements essentiels qui jalonnent l’intrigue : l’effet du philtre (I), l’arrivée du roi, donc du réel et de sa loi (II), enfin celle d’Isolde, tant attendue sur l’île où l’on meurt (III).
Encore l’espace déborde-t-il fertilement des frontières qui font l’usage, avec la survenue du Chœur Accentus au balcon, puis celle des salves de cuivres, incluant le public dans cette étrange et profonde fête des désastres. Ses prêtres, pour ainsi dire à parler des chanteurs, satisfont sans faille. Une appréciable précision signale les Berger et Jeune marin d’Oliver Johnston [lire nos chroniques de L’incoronazione di Poppea, Falstaff et Katia Kabanova]. D’un impact souverain Ronan Airault assure un Timonier sans faille. La partie du belliqueux Melot revient avec avantage au vaillant Lancelot Lamotte, quand celle du fidèle Kurwenal bénéficie du timbre richement coloré et de la stabilité indéfectible de Cody Quattlebaum [lire nos chroniques de Fidelio, Die Vögel et Until the lions]. La basse généreuse de Nicolai Elsberg transmet toute l’âpreté de Mark, l’exclu de l’argument, celui qui ne pardonne qu’après l’effondrement. Nous retrouvons avec bonheur le timbre clair de Daniel Johansson qui colore son Tristan d’une assise grave bienvenue [lire nos chroniques de La traviata, Orest, Der ferne Klang, Guerre et paix et Parsifal]. Enfin, les deux actrices de la pièce développent, par la proximité de la vocalité comme par la parenté de l’impédance de leurs organes, une sororité féconde. On applaudit le mezzo-soprano Sasha Cooke aux commandes d’une Brangäne suave, tandis que le soprano dramatique argentin Carla Filipcic Holm livre une immense Isolde, tant par la nature de sa voix que par la conduite du feu – pardon, du chant !
Alors que sa saison s’était ouverte par Carmen que d’aucuns dirent historique puisqu’y étaient reconstitués les attributs de l’œuvre à sa création [lire notre chronique du 24 septembre 2023], cette soirée mémorable révèle un Tristan dont la nouveauté bouscule tous les acquis. Plus que de l’épicer de saveurs complémentaires, c’est aussi interroger le genre, ce qu’à travers les productions qu’il programme Loïc Lachenal, qui dirige la maison, fait fort bien, tel que le prouve encore cette mémorable soirée.
BB