Chroniques

par isabelle stibbe

Tristan und Isolde | Tristan et Iseult
opéra de Richard Wagner

Opéra de Dijon / Auditorium
- 14 juin 2009
Tristan und Isolde (Wagner) par Olivier Py à l'Opéra de Dijon
© gilles abegg

« Höchste Lust »(joie suprême). Les ultimes paroles de Tristan und Isolde sont aussi le premier sentiment à surgir dès les toutes dernières notes de cette production d'anthologie, créée en 2005 au Grand Théâtre de Genève. Une joie en même temps qu'un long silence précèdent les applaudissements. L'art total, c'est sans doute cela : cette fusion géniale entre musique, drame et mise en scène, cet équilibre duquel naît le théâtre, si subtil qu'il paraît tenir du miracle.

Comment y parvient Olivier Py ?
On pourrait analyser son sens aigu de la spatialisation. On pourrait peindre sa façon de jouer avec les plans (avant-scène, profondeur, horizontalité, verticalité). On pourrait décrypter cette manière progressive dont il s'empare de tout le plateau avec la complicité de Pierre-André Weitz, le premier acte qui semble se dérouler sur une seule dimension, le navire qui avance peu à peu, un rideau noir qui symbolise la voile du bateau, réfléchit la lumière et fait en ondulant entendre un battement qui évoque le vent ou la pluie, ajoutant à l'inquiétude des eaux noires de la pleine mer, au trouble de cette traversée vers la Cornouaille. On pourrait poursuivre en décrivant la scénographie du deuxième acte dont la profondeur naît de grandes boîtes rectangulaires figurant la chambre de Tristan et d'Isolde. Géniale invention que cette chambre d'hôtel qui glisse de jardin à cour et qui, pareille au rêve familier de Verlaine, « n'est, chaque fois, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre », reflétant l'état intérieur des amants. On pourrait enfin analyser les inventions du troisième, l'utilisation du plateau dans toute sa profondeur, du lit du héros gisant au premier plan aux eaux plus lointaines desquelles surgissent l'enfant Tristan et sa mère, tandis qu'à la toute fin, la verticalité arrache Isolde à la terre pour la faire monter au ciel.

On pourrait encore s'interroger sur cette paradoxale impression d'économie de moyens qui, bien sûr, n'est apparente tant le dispositif scénique appelle une machinerie gigantesque. Et parler de ces couleurs ou matériaux qu’affectionne le metteur en scène : tubulures d'acier, échafaudages, utilisation du noir. Tout cela ne suffirait à expliquer la magie de ce spectacle, comme si Olivier Py était entré dans la musique de Wagner et en avait extrait tout le cœur et l'esprit. Sait-il lui-même de quoi ce miracle est fait ? « Ce qui importe, explique-t-il dans son brillant texte d’intention, c'est que le théâtre pense dans sa machine ». Elle est peut-être là, l'explication, dans cette inexplicable alchimie entre jeu, décors, lumières, interprètes, cequelque chose qui prend forme et qui s'appelle théâtre, qui naît presque en soi, hors du metteur en scène, même si tout se fabrique grâce à lui, comme un personnage de roman développe tout à coup sa vie propre malgré les intentions de son auteur. Rare est cette magie, on le sait pour fréquenter régulièrement les salles de théâtre ; profitons-en.

Saluons Daniel Kawka qui, dès le prélude, ajoute à cette ambiance fascinante. Voilà un chef qui sait prendre son temps et ne craint pas les silences. Il a raison car, superbes, ils plongent le spectateur dans un bain métaphysique, ajoutent au magnétisme de la représentation. La palette sonore de la Camerata de Bourgogne est subtile et éclairante, le cor anglais (joué sur scène) est tout à la fois vibrant, lumineux et désespéré.

Des chanteurs, on apprécie surtout l'Isolde d'Elaine McKrill dont la présence porte l'opéra. Ce rôle écrasant, elle l'assume avec une stabilité vocale remarquable. D'une douceur bouleversante à l’Acte I, lorsqu'elle raconte la rencontre avec Tristan, le personnage évolue ensuite, comme si la jeune fille abandonnait sa fragilité pour assumer pleinement son rôle de femme transfigurée par la passion. À ses côtés, le timbre de Brangäne, Martina Dike, est bien différencié et ne démérite pas, malgré quelques aigus acides. La voix nasale de Leonid Zakhozhaev (Tristan) est plus monochrome, mais le ténor prend de l'ampleur à l’Acte III, après avoir montré quelques signes de fatigue au précédent. Le reste de la distribution est homogène, d'Alfred Walker (Kurwenal) à Jyrki Korhonen (Marke).

Comme le célèbre accord de Tristan, des questions demeurent irrésolues : en particulier, quel rôle joue le philtre ? Empêche-t-il chaque amant d'être soi-même en ôtant leur libre arbitre ou leur permet-il au contraire de se révéler ? Tristan et Isolde s'aimaient-ils déjà avant de le boire ? Peut-être vaut-il mieux ne pas répondre, du moment que se produit l'effet cathartique du théâtre, la transfiguration au sortir de la représentation, les yeux et l'esprit encore tout irradiés de la lumière éblouissante du phare qui monte Isolde au ciel.

IS