Chroniques

par bertrand bolognesi

trois créations mondiales
Le prétexte de Michel-Ange de János Decsényi,

Larmes de Máte Hollós et Mosar de Judit Varga
CAFe Budapest / Várkert Bazár
- 12 octobre 2017
Judit Varga, dont le Kruppa Trio crée ce soir "Mosar" au festival CAFe Budapest
© andrea felvégi

Outre d’investir tout ce que la ville compte de lieux où jouer de la musique (salles du MŰPA, du BMC, Vigadó, musées, églises, galeries, clubs, etc.), dans ses trois grands quartiers (Pest, Buda et Óbuda), le festival CAFe Budapest fédère plusieurs entités et institutions. Ainsi de la Société de Musique Hongroise (Magyar Zeneművészeti Társaság) à laquelle sont confiés les quatre concerts labellisés Mini-Fesztivál. Nous assistons au troisième rendez-vous de cette série, dans une salle de conférence du Várkert Bazár, élégant complexe urbain restauré il y a deux ans, conçu en contrebas des jardins du château de Buda, au dernier quart du XIXe siècle, par l’architecte Miklós Ybl auquel on doit également la maison d’opéra de l’avenue Andrássy.

Ce soir, deux chanteurs, trois pianistes, un clarinettiste, un violoniste et un trio à cordes servent un programme voyageant dans le temps, puisque les huit compositeurs qu’il affiche sont issus de plusieurs générations. Si la musique hongroise s’est bien souvent révélée indépendante des courants européens – jamais Bartók ne fut tenté par la série de Schönberg, par exemple, tout en ne fermant pas les oreilles de sa plume aux harmonies debussystes –, ce concert et certains moments des deux précédents, où l’on abordait les travaux des jeunes créateurs de l’UMZF – Új Magyar Zenei Fórum Zeneszerzőverseny : Forum des nouveaux compositeurs hongrois [lire nos chroniques des 9 et 10 octobre 2017] –, révèlent une tendance à se tourner vers le passé, y compris dans la récupération de gestes ne venant pas de la sphère classique. Sur ce point, la Hongrie entre donc à grands pas dans l’Europe où, de plus en plus, s’affermissent – et non sans quelque agressivité si l’on parle de la France – les adeptes d’une rétrogradation inquiétante, néotonalité en tête.

La pièce du jeune Balázs Alpár est exclusivement électroacoustique. Avec ses sons de machines – photocopieur, distributeur de boisson chaude, signal de fax, fantôme de climatisation poussive, doigts musclés sur un clavier, etc., Elektroakusztikus szvit irodai esközökre n°2 (Suite électroacoustique de bureau n°2) n’a rien à voir avec la tendance évoquée plus haut, si ce n’est à se souvenir des musiques dites concrètes, apparues dès les années quarante du siècle dernier (et développées trente ans plus tard). Les quatre minutes sont investies par une jeune femme. Sur les premiers sons, elle quitte un rang du public, fait ardemment claquer ses hauts talons, s’assied sur le tabouret du piano, de sorte qu’on imagine une œuvre mixte ; pas du tout : elle se débarrasse des chaussures, se lève, tousse nerveusement, le regard aliéné, enfin se déplace sur le plat de talon, effectuant des gestes hachés avec les bras. Puis elle retourne au piano, se chausse et retourne à sa place, comme si de rien n’était – ainsi s’achève la danse de la minute folle d’une secrétaire modèle.

Le pianiste Balázs Fülei prend place pour donner quatre mouvements qu’il a déjà gravés sur CD, Les visages de la lune (titre en français) du trentenaire András Gábor Virágh. Écrits en 2012, ils déclinent une inspiration à mi-chemin entre Hindemith et un Messiaen qu’on aurait battu au knout dans une boîte de musique nègre… Voilà donc l’aujourd’hui de l’avant-hier. Changeons de génération, avec Endre Olsvay, né en 1961, et son Alio modo pour clarinette solo. Barnabás Lenner joue cette mélopée méditative discrètement variée. Lui succèdent le pianiste István Benedekfi et le violoniste Ferenc Szecsődi dans la Rhapsodie hongroise (Magyar rapszódia) de Lázsló Dubrovay (né en 1943).

Après l’entracte, Emese Virág gagne le piano pour créer Könnyek (Larmes) de Máté Hollós (né en 1954), un opus dépouillé où sujet et contrepoint s’enlacent puis s’entravent dans un méandre introspectif. On admire la délicatesse de jeu de la pianiste, sa capacité de couleur sur un instrument jusqu’à lors cru monochrome. Née en 1979, la compositrice Judit Varga, également pianiste, livre Mosar pour trio à cordes – Bálint Kruppa (violon), András Kurgyis (alto) et János Fejérvári (violoncelle) forment le Kruppa Bálint Trio. Donné lui aussi en création mondiale, Mosar est incontestablement le morceau le plus intéressant de la soirée. Effleurant les cordes, il cisèle des sonorités anciennes qui résistent à surgir d’antan, comme si quelque sortilège entravait les instrumentistes. Dans le deuxième mouvement, le spectre d’une chanson vogue immanquablement à la disloque. La maîtrise des interprètes, auxquels sont demandés des glissandos ralentis, ou au contraire à peine ébauchés en miaulements, est simplement bluffante ! Hésitation lasse, le chapitre III oscille sur une convulsion avortée mais chronique. S’enchaîne un vigoureux ostinato d’une saveur de vièle à roue dont la tentation lyrique demeure à l’état de soupçon timoré. Le principe de la chanson désaccordée se radicalise dans le dernier mouvement, conversation vieillarde, épuisée autant qu’irrépressible, sur la demi-teinte écaillée d’un banc de bois. Lucide quant à l’impossibilité d’écrire comme autrefois, la démarche de Judit Varga [photo] est traversée d’une essentielle nostalgie qui n’induit pas une écriture nostalgique – bravo !

Deux œuvres vocales concluent ce moment.
Le bref Kuli, mélodie pour baryton et piano d’István Vántus (1935-1992) fait apprécier la voix positivement granuleuse de Bence Pataki qu’accompagne Emese Virág. Puis le cycle Sotto pretesto di Michelangelo de János Decsényi (né en 1927) : à quatre-vingt-dix ans, prolonge son Dante ürügyén (2011), lui aussi pour ténor. Le Kruppa Bálint Trio se fait complice de l’instrument souple et richement coloré du jeune Gyula Rab. Il faut se rappeler qu’il n’était guère aisé de cultiver un style personnel pour les compositeurs qui s’exprimèrent en Hongrie entre la fin des années trente et la chute du communisme. L’Histoire explique une sorte d’arrêt sur image kodályen. Sans échapper à ce contexte particulier, Decsényi (présent dans la salle) sut pourtant développer son langage, véhicule d’un monde, d’une façon bien à lui d’investir la poésie. De fait, à l’écouter on pense parfois à Henze, plutôt qu’à ses collègues hongrois.

BB