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Chroniques
trois escales de la Journée Cumulus
Tactus, Les Temps Modernes, Orchestre du CNSMD de Lyon
Après plus de trois semaines d’immersion dans le cloud de la BMES 2014, abordons ce dernier virage festivalier au travers d’une journée et d’une soirée placées sous le signe du cumulus. Il semble avoir recouvert la ville, puisque le GRAME invite à une dizaine de rendez-vous musicaux contrastés. Contraint de faire des choix dans un menu assurément appétissant, nous nous rendons d’abord au Théâtre Les Ateliers pour assister à toute l’étendue de la palette expressive des Visages [photo] du percussionniste et compositeur Quentin Dubois.
À l’origine de cette pièce, portée par six percussionnistes de l’ensemble Tactus, se trouve un appel à participation lancé en 2013. L’idée est bien celle de la constitution d’une « mosaïque sonore » réalisée à partir d’enregistrements décrivant avec minutie une série de visages à la manière d’une galerie de portraits. Diffusée au moment de l’accueil en salle, cet assemblage forme une première trame, un background sonore qui plonge progressivement l’auditeur dans l’atmosphère si particulière de cette proposition théâtrale. Sobre, le dispositif scénique révèle, par intermittence et jeux de lumières et rythmiques, les six visages de nos « comédiens interprètes » dans une scénographie alternant habilement clins d’œil poétiques, virtuosité de synchronisation rythmique sur un fond d’humour toujours bien palpable. Les sourires laissent rapidement place au rire. Dans ce ballet d’expressions opposées, soulignons la performance de jeunes musiciens convaincants qui investissent parfaitement (alors qu’ils sont statiques) l’espace scénique. Une minuscule réserve : si cette proposition est solidement construite et pensée, elle donne parfois l’impression d’une juxtaposition de courtes scénettes qui peuvent manquer de continuité formelle. Ne boudons pas notre plaisir, nous sortons ragaillardis des Ateliers.
17h, Église St-Vincent pour le concert Murmures des Temps Modernes. D’une programmation cohérente et fort bien défendue musicalement, retenons Stirring Still (en création française) pour cinq instrumentistes de la Britannique Rebecca Saunders (2006) [lire notre chronique du 20 mars 2014] et, en création mondiale, De près pour sept instruments de Jean-Luc Hervé (présent en salle). L’audition de Stirring Still est précédée de la lecture d’un court extrait de la nouvelle éponyme de Samuel Beckett. Répartis spatialement entre le chœur et la nef, les cinq instruments semblent évoluer de manière indépendante dans un « hors temps » aux dynamiques infimes parfois quasi imperceptibles. Si sa réalisation semble évidente, la pièce regorge de sons complexes mélangés, de doubles sons, et nécessite un contrôle absolu. Le jeu de l’espace et de la topographie d’un lieu est également aux fondements de De près. Dans cette pièce de près de vingt minutes, l’effectif réunit dans le chœur se trouve prolongé par un dispositif électronique jouant sur des effets de proximité ou d’éloignement maximum. Non asservie à l’écriture instrumentale, cette construction de l’espace se développe sur la réexploitation de matériau transformé par les moyens de diffusion. Cette œuvre admirablement pensée révèle une grande finesse de l’écriture instrumentale et de l’intégration du technologique.
Pour finir, nous retrouvons l’Orchestre du CNSMD de Lyon qui, à la Croix-Rousse, vient boucler une tournée de « vertiges sonores » aux festivals Archipel (Genève) et Les Détours de Babel (Grenoble), fruit d’une session et d’un travail studieux placé sous la direction de l’excellent Pascal Rophé. Soulignons le choix des programmateurs mettant à l’honneur une jeune phalange en cours de professionnalisation – un choix qui n’a rien d’anodin et dont il faut se réjouir. D’autant que nous assistons à une prestation de haut niveau au cœur d’un programme joliment construit. Il est tout d’abord lancé par un hommage à Jonathan Harvey (disparu le 4 décembre 2012) via son Body Mandala pour grand orchestre (2006). S’inspirant des rituels de purifications des moines bouddhistes de l’Inde du Nord, le Britannique cherche à reconstituer (où tout du moins suggérer) l’instrumentarium spécifique de ces cérémonies d’une grande force intérieure (cors graves, cymbales, hautbois, etc.). La dualité de l’action rituelle (férocité et calme absolu) semble s’immiscer avec beaucoup de subtilités dans l’écriture. D’entrée, cette pièce (« incroyable » à plus d’un titre) offre un magnifique terrain de jeu à une phalangesolide, réactive et homogène.
On retrouve ces qualités dans Troubled Gardens de Samuel Sighicelli (tout récemment créé à Genève). Formellement parlant, l’œuvre est organisée à la manière d’une juxtaposition de jardins hétéroclites. Plutôt qu’une répartition segmentée en plusieurs mouvements, son auteur fait ici le choix d’une page d’un seul tenant qu’il présente comme une traversée « d’une traite sans tenir compte des barrières et des plates-bandes, sans se soucier des traces de piétinements, d’éboulement et d’effeuillages laissées derrière nous ». Active à l’orchestre, cette impression de traversée continue, soutenue par la vivacité du rythme et une énergie assimilable à la sphère jazz-rock – rappelons que formé auprès de Gérard Grisey à Paris, Sighicelli est investi dans Caravaggio, groupe de rock expérimental – est également marquée par une multitude de trouvailles orchestrales où le son synthétique des cordes peut se fondre avec efficacité dans un continuum de perceuse, une voix percutée projetée depuis le pupitre de percussion à l’aide d’un mégaphone, etc. Mais il ne faudrait pas retenir de cette pièce quelques astuces, quelques « trucs » d’orchestration : la portée de ces Troubled Gardens va bien au delà et fascine surtout par ses contrastes radicaux dans une conception qui semble échapper à tout clivage esthétique.
In Seven Days pour piano et orchestre de Thomas Adès (2008) ouvre la seconde partie de soirée. La jeune et brillante pianiste finlandaise Laura Mikkola gagne la scène. Commande de la South Bank Centre pour le London Sinfonietta, In Seven Days, conçu comme un « ballet vidéo », relate la Création au fil de sept numéros enchaînés. Si ce type de musique nous séduit moins, nous restons captivé par une orchestration aux richesses infinies et jouant sur des effets de profondeur et de transparence. D’une virtuosité redoutable, la partie de piano solo est assurée par une interprète au jeu brillant, parfaitement articulé et timbré. Dernière évocation d’Heiner Goebbels, à l’honneur de cette édition, avec Surrogate, courte pièce pour piano, voix, orchestre et électronique (1994), issue des Surrogate Cites (cycle abordant toutes les complexités du phénomène de la ville) : pièce surprenante, pulsée, sur un matériau raréfié et qui se développe sur une densification progressive de l’orchestre sur laquelle se greffe la performance vocale de premier ordre de la comédienne bruxelloise Catherine Jauniaux (à mi-chemin entre la déclamation, le scat et l’exploration sonore de tous les registres vocaux).
Le cumulus se referme par une intégration du public dans l’acte musical : Belzébuth pour téléphones portables de Xavier Garcia (création mondiale, commande du GRAME). C’est ainsi qu’une série d’applications SmartFaust (en langage de programmation Faust, disponible pour iPhone et androïd) a été développée pour l’événement. Les différents sound files (sirène, trompette, etc.) sont transformés en temps réel par les mouvements de l’utilisateur. En maître d’œuvre, Xavier Garcia « dirige » à l’aide de panneaux signalétiques les musiciens (équipés de leurs téléphones) et le public resté en salle. Certes, la commande de cette « production sur l’instant » est une idée excellente, mais en cette fin de concert, l’attention retombe et la mayonnaise a bien du mal à prendre (peut-être aurait-il fallu placer cette intervention à l’entracte). Le concert se termine donc de manière un peu étrange, comme si la Biennale Musiques en scène refusait de s’achever.
NM