Chroniques

par laurent bergnach

trois solistes de L’Itinéraire
Dufourt, Kourliandski, Lachenmann, Martin, Murail et Romitelli

MPAA / Auditorium Saint-Germain, Paris
- 29 mars 2012
Trois solistes de L'Itinéraire jouent Murail, Kourliandski, Romitelli, etc.
© dr

« [Richard] pense que, lorsque Schopenhauer parlait des grand yeux de l’homme de génie, il pensait surtout à Goethe, mais certainement pas à un musicien, qui est un monstre plein d’excès. » Cette phrase de Cosima Wagner, le hasard la met sous nos yeux au retour d’un concert qui s’inscrit au cœur du cycle La beauté du monstre, inauguré la semaine dernière par deux créations de Cendo et Spahlinger. C’est entendu, tout compositeur doit se confronter à ses propres démons qu’il arrive plus ou moins à soumettre. La trace de cette lutte diffère de l’un à l’autre, que l’on jugera « enthousiasmante, effrayante, ennuyeuse, révoltante, éprouvante, merveilleuse, étonnante… » – selon Colin Roche, nouveau directeur artistique de L’Itinéraire, à la suite de Jean-Loup Graton –, mais en aucun cas « intéressante » ou, pire, « pas intéressante ». Ce serait exiger de rameaux nouveaux qu’ils soient aussi rigides que des racines.

Le plaisir de la découverte – que partage aujourd'hui un maigre public, exempt de ces critiques trentenaires qui préfèrent écouter les disques de leurs parents – s’accompagne forcément de curiosité. C’est une œuvre surprise qui ouvre le programme : Surface, de Vadim Karassikov (né en 1972). Le silence et le pianississimi étayent cette pièce courte, au point que le travail de dentelle de certains (Pesson, par exemple) prend les allures d’un tissage opaque.

Le violoncelle de Noémie Boutin laisse place à la guitare électrique de Christelle Séry pour Black Sab, une pièce « à caractère pédagogique » de Frédéric Martin (né en 1958) dont on saisit d’emblée qu’elle se réfère à Black Sabbath, ce groupe mythique d’heavy metal (une ramification du rock, apparue à la fin des années soixante) fondé par Tony Iommi en 1968. « On y entendra des riffs, des fragments de solos, des chaînes d’accords, des éclats, typiques du jeu du créateur du Metal, en ayant à l’esprit qu’il est gaucher et qu’il a dû s’adapter après un accident qui lui a coûté deux phalanges de la main droite. » Une riche énergie s’en dégage, jamais agressive.

Quelque temps avant Posadas [lire notre chronique du 19 juin 2009], Hugues Dufourt (né en 1943) s’est lui aussi intéressé aux Peintures noires de Goya – dont témoigne déjà La maison du sourd (1999). Duel à coup de gourdin (2008) propose une flûte d’abord insistante et fébrile, vindicative et oppressante, perçante au besoin, qui s’achemine vers une fin plus nuancée, faisant entendre de nouvelles techniques « destinées à figurer ce fond de lacération primitive, sourd et strident ».

L’évolution de la technique va de paire avec une « situation concrète », comme l’évoque Helmut Lachenmann (né en 1935), à propos du magnifique Pression (1969). Ici, la main gauche glisse sur les cordes du violoncelle ou frotte le vernis de l’instrument, énergiquement, du bout des doigts ; sur ses mêmes cordes qui craquent parfois sous la pression comme les gréements d’un navire, l’archer peut se déplacer à la perpendiculaire ou faire entendre des cliquetis, à force de petits rebonds. « L’ensemble, résume l’élève de Nono, devient une provocation esthétique : la beauté comme refus de l’habitude. »

Créé par le guitariste Tom Pauwels en juin 2002, puis gravé l’année suivante [lire notre critique du CD], Trash TV Trance prouve combien Fausto Romitelli (1963-2004) savait « métaboliser des stimuli extérieurs dans sa musique ». À Éric Denut il confiait ainsi son intérêt pour le traitement de la matière façon Jimi Hendrix, dans la musique duquel « on entend une modulation de l’épaisseur, du grain, de l’espace du son qui est bien sûr intuitif mais néanmoins toujours très subtil, inventif, énergique » [in Le corps électrique, L’Itinéraire/L’Harmattan]. Alors que la variété a maintenant popularisé la fabrication ex nihilo (Camille, Émilie Simon), le « métisseur » italien a lui aussi construit ses boucles sonores qu’accompagnent les cordes frottées de façon circulaire par des objets variées ou touchées en pointillés par la prise jack elle-même, inventant des halos hypnotiques qui saturent l’espace avec une sensualité inquiète.

Nous avions laissé Dmitri Kourliandski (né en 1976) [photo] sur la planète Mars [lire notre chronique du 8 octobre 2010] et nous le retrouvons pour FL [Falsa Lectio] (2008), une pièce pour flûte de près d’un quart d’heure dont le nom s’explique grâce à une précision du Moscovite : « la phrase de départ implose et donne naissance à une pluralité de significations, par une lecture faussée ». C’est la laideur du monstre qui apparaît tout d’abord, Matteo Cesari allant au bout du souffle pour créer des phrases qui nous rappellent, bien malgré nous, l’aspirateur à salive du dentiste… Puis viennent les cliquetis des touches, semblables à un galop dans le lointain, les grommellements et autres grincements aigus qui en brisent le monolithisme initial.

Pour la dernière étape de ce voyage entre saturation et bruitisme, une pièce de 1984 au nom de série B, signée Tristan Murail (né en 1947), offre à Christelle Séry une ultime occasion de faire admirer son talent, en suivant les consignes du co-fondateur de L’Itinéraire : « Le son recherché est celui des solos de guitare de Carlos Santana, Eric Clapton, etc. […] Le musicien doit mettre dans son interprétation de Vampyr ! toute l’énergie de la musique rock, et cela sous-entend le nombre opportun de décibels ! ». Bizarrement, cet extrait du cycle Random Access Memory semble le plus sage des trois rendez-vous électriques de ce soir, peut-être parce qu’imprégné d’un rock qui n’a pas oublié le blues.

LB