Chroniques

par bertrand bolognesi

Tugan Sokhiev dirige les Münchner Philharmoniker
Glinka, Rachmaninov (Alexandre Kantorow) et Rimski-Korsakov (Naoka Aoki)

Philharmonie, Paris
- 2 novembre 2024
Tugan Sokhiev dirige les Münchner Philharmoniker à la Philharmonie de Paris
© antoine benoit-godet | cheeese

Un an et demi après leur mémorable Tragische, jouée sous la direction de Lorenzo Viotti [lire notre chronique du 27 février 2023], les Münchner Philharmoniker retrouvent la vaste scène de la Philharmonie de Paris, par laquelle passe une tournée internationale qui se poursuivra, ces prochains jours, par Cologne, Tokyo et Pékin. Si le programme est russe, encore est-il défendu par un pianiste français d’origine russe et un chef russe d’origine ossète, deux artistes que l’on put souvent entendre sur notre territoire. Fort apprécié lors des quatorze saisons durant lesquelles il dirigea l’Orchestre national du Capitole de Toulouse [lire nos chroniques du 24 mai 2006, du 11 mai 2007, du 31 janvier 2008, des 28 mars et 1er juin 2010, des 11 janvier, 17 mai et 9 juillet 2011, du 24 octobre 2012, du 5 février 2014, des 29 avril et 17 novembre 2016, enfin du 17 février 2017], c’est toutefois à la Konserthuset de Stockholm qu’avant tout cela nous le découvrions, dans des pages de Tchaïkovski et de Dvořák [lire notre chronique du 11 août 2005]. Il lui revient aujourd’hui de mener la fameuse formation bavaroise, âgée d’un siècle et un tiers, qui, sous l’ère Valery Gergiev de 2015 à 2022, put développer une sonorité peut-être plus russe qu’autrefois au fil de cycles de concerts dédiés à Chostakovitch, Prokofiev, Rachmaninov et Stravinsky, sans délaisser le répertoire allemand qui constitue son solide socle.

Cette soirée russe est traversée de trois opus, dont le central, qui survient avant l’entracte, rendra quelque peu abusive la formule, puisque la Rhapsodie sur un thème de Paganini est assurément la plus nord-américaine des œuvres de Rachmaninov. Avant cela, nous entendons l’Ouverture de Rouslan et Lioudmila, opéra en cinq actes de Mikhaïl Glinka inspiré d’un conte de Pouchkine, et créé le 9 décembre 1842 à Saint-Pétersbourg [lire nos critiques DVD et CD]. Tugan Sokhiev défend avec feu la vivacité de cette page, dans la tonicité idéale, malgré une relative lourdeur de l’effectif que ne flattent guère les aléas acoustiques du lieu, dont la réverbération n’est pas des moindres. À la vigueur générale répond l’indicible moelleux des cordes – sorte de qualité du défaut, pour ainsi dire –, au fil d’une lecture qu’habite un esprit indéniable et une musicalité de chaque instant où déjà l’on saisit la belle santé et la générosité des Münchner Philharmoniker.

À l’issue d’un changement de plateau prestement effectué, prend place Alexandre Kantorow [lire notre critique CD, ainsi que nos chroniques du 25 juillet 2016 et du 30 septembre 2021], médaille d’or 2019 du concours Tchaïkovski de Moscou. Bien qu’écrit à la Villa Senar, en rive du Lac des Quatre Cantons (Lucerne) durant l’été 1934, l’Opus 43 de Sergueï Rachmaninov, pour s’appuyer sur ce même caprice du Génois Niccolò Paganini qui, près de sept décennies plus tôt, avait fécondé l’imagination brahmsienne – Variationen über ein Thema von Paganini Op.35, 1863, créés par Brahms lui-même, le 25 novembre 1865 à Zurich –, partage avec la version révisée du Quatrième Concerto (1941) et les Danses symphoniques (1940) un caractère américain présent dans une rutilance certaine de l’orchestration comme dans plusieurs trames rythmiques à la frisure quasi jazzique. Avec un admirable sens du jeu, Sokhiev l’entame en bonne intelligence avec le jeune pianiste qui, par-delà la vaillante vigueur de son interprétation, chante discrètement la partie soliste, dès lors sertie dans un style des plus sûrs. Bondissement et relief sont de la fête, certes, mais encore la prière, lors de l’énoncé recueilli, voire sévère, du Dies irae (omniprésent dans le corpus du compositeur russe). On observe une prudence dans l’usage des couleurs pourtant convoquées par l’orchestration, au profit de l’urgence général du propos, mais, exempte de tout triomphalisme béat, la qualité globale de la dynamique, n’en est que plus raffinée. Aussi le lyrisme jamais ne déborde-t-il d’un lit où, sans risquer l’affaissement à trop céder au spectaculaire, la musique suit un cours confiant. À un public très enthousiaste qui l’acclame avec fougue, Alexandre Kantorow offre la Liebestod wagnérienne – peut-être est-ce aussi un hommage à Munich où Tristan und Isolde vit le jour vingt-sept ans avant l’orchestre philharmonique en présence (vingt-sept ans, c’est aussi l’âge actuel de l’artiste…). Et encore un nouveau bis : cette fois, il s’agit de Litanei auf das Fest Allerseelen, Lied de Schubert transcrit par Liszt – le pianiste a décidément envie de chanter, ce soir !

Évoquée plus haut, la question de la couleur trouve réponse idéale dans la seconde partie du concert avec l’exécution de la suite symphonique de Nikolaï Rimski-Korsakov, Shéhérazade Op.35, dont la saveur subtile propulse l’écoute dans cette volupté secrète des nébuleuses d’un Vroubel, par exemple. Elle nous est livrée sur un plateau par un Tugan Sokhiev gourmand et inspiré qui, sans faire un sort à chaque trait, invite les chefs de pupitres à donner le meilleur d’eux-mêmes, tout en maintenant habilement la cohérence de son approche. Ainsi goûtons-nous avec grand plaisir l’adresse de Matías Piñeira (cor), le velours inouï d’Alexandra Gruber (clarinette) – dans la chronologie de la soirée, elle succède à László Kuti, lui aussi excellent dans la Rhapsodie –, la tendresse soignée, parfois même poignante, de Floris Mijnders (violoncelle) et l’autorité délicatement veloutée de Quirin Willert (trombone), mais encore le splendide travail d’écho développé par le bassoniste Raffaele Giannotti et l’hautboïste Marie-Luise Modersohn, simplement prodigieux, qui crée une aura parfaitement onirique. Avec la complicité de la harpiste Teresa Zimmermann, à la présence souvent musclée, la Konzertmeisterin japonaise Naoka Aoki, qui a rejoint les Münchner Philharmoniker ce printemps, signe une prestation de toute beauté tout en prenant garde de ne point confondre la symphonie avec un concerto pour violon. Une cerise sur le gâteau : la danse ukrainienne Hopak de Moussorgski, extraite de l’opéra La foire de Sorotchintsy [lire notre chronique du 22 avril 2017] termine dans un élan festif.

BB