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Chroniques
Tugan Sokhiev joue Beethoven
Mahler Chamber Orchestra
Le hasard de la programmation fait parfois bien les choses et contraint involontairement l'oreille du critique à rapprocher les interprétations, avec les risques que cela comporte… L'ouverture de Coriolan entendue en janvier sous la baguette d'Andris Nelsons avec le City of Birmingham Orchestra donnait un excellent point de comparaison avec celle de Tugan Sokhiev à la tête du Mahler Chamber Orchestra. Les deux visions sont passionnantes tant par leurs différences intrinsèques que par l'imagination déployée. En définitive, c'est la cohérence des programmes qui donne la clé de la soirée. Nelsons s'aventure clairement vers l'horizon extraverti du héros straussien, très théâtral, tandis que Sokhiev sonne délibérément plus classique et fait de l'ouverture une luxueuse antichambre aux deux monuments que sont le Concerto Empereur et la Septième symphonie. Son principal mérite est de ne jamais chercher à exagérer les sonorités naturelles de l'effectif chambriste. La battue est flottante et procède par vagues pour gérer l'alternance des dynamiques. La liaison avec le second thème est très réussie, on apprécie le velours des altos qui sous-tend la conduite du thème. L'ensemble est rythmiquement marqué, sans rien d'excessivement noir ou abyssal à la Furtwängler – juste çà et là une belle ponctuation des basses, un solo de basson qui invite le thème à circuler à la petite harmonie. En définitive, c'est presque trop doux dans la façon qu'ont les cordes de mordre dans le son. L'accent est mis sur une structure sonore allégée, notamment grâce à la disposition des cuivres de part et d'autre de pupitres de bois surélevés.
Pour le Concerto pour piano Op.73 n°5 « Empereur » de Beethoven, c'est Nicolas Angelich qui officia – remplaçant au pied levé son collègue David Fray qui se faisait porter pâle pour la seconde fois en quelques semaines. On aurait pourtant pu craindre le pire en voyant arriver à petits pas le pianiste américain par la porte latérale, se jetant au piano comme pour se libérer d'un stress trop visible. D'emblée, on comprend que le projet est de faire sonner le piano dans une sorte d'extériorité assez marquée. L'excès de pédale est manifeste et oblige Angelich à retailler ses fins de phrases pour qu'elles correspondent à l'accompagnement orchestral. Sokhiev, pourtant, n'hésite pas à jouer d'un rubato qui s'attarde, renvoyant dans ses cordes un pianiste décidément très boutonné. L’Adagio défile, entre ennui irrésistible et un orchestre impavide face au naufrage cotonneux du soliste. C'est d'une beauté immobile et anesthésiante, plongeant progressivement la salle dans un demi-sommeil. L'attaque du troisième mouvement réveille tout le monde, soliste compris. Les traits semblent se précipiter sans homogénéité de l'ensemble. Après le beau passage fugato et quelques rideaux de notes dans l'aigu, Angelich fonce tête baissée vers la double barre de mesure, sans jamais lever la pédale pour libérer la phrase de son halo.
Cela ne surprendra personne, le bis est décidément un exercice difficile. D'autant plus difficile qu'il faut savoir le choisir. On ne pourra pas dire que Rêverie (extrait des Kinderszenen de Schumann) portait bien son nom ce soir-là.
La redoutable Symphonie Op.92 n°7 (donnée le lendemain par Mariss Jansons avec le Concertgebouw) occupait toute la seconde partie, donnant à Tugan Sokhiev l'occasion de démontrer toutes ses qualités. Le défi est à la hauteur de l'enjeu : partition très connue, effectif réduit et acoustique impitoyable. Malgré ces écueils, on put admirer la capacité du chef à gérer les fluctuations crescendo-decrescendo et à maintenir un équilibre pulsé, mesuré et chambriste avec une économie de gestes impressionnante.
Les interventions solistes (flûte et hautbois, en particulier) ne souffrent d'aucune faiblesse, à l'exception d'un manque de couleur dans certains passages dynamiques. Les deux trompettes naturelles ne rendent pas toujours justice à l'exigence de transparence dans les dialogues vents-cordes. Sokhiev est remarquable de rigueur dans le contre-chant précédent le changement de tonalité. Le la mineur de l’Allegretto affirme une grande tenue, sans l'excès habituel, et d'une patine de timbres quasi-baroque. Rien de métaphysique, seul le plaisir de faire sonner l'orchestre en suivant les méandres thématiques qui se superposent. Le Scherzo alterne rebonds terriens et célestes avec l'énergie chorégraphique vantée par Wagner dans sa célèbre comparaison. Les pupitres de vents sont énergiques mais les timbres un peu creux. Les sons très droits des trompettes naturelles écrasent la vivacité de certaines relances. Le finale est fouetté, mais jamais vraiment emporté par la battue. La rigueur n'est jamais austère mais un rien métronomique d'approche dans la frénésie du climax terminal.
En bis, (comme Jansons le lendemain !) l'ouverture des Noces de Figaro – dans un virtuoso époustouflant mais d'une fureur intenable si l'on imagine qu'elle précède un opéra...
DV