Chroniques

par bertrand bolognesi

Turandot
opéra de Giacomo Puccini

Opéra national de Montpellier / Corum
- 3 décembre 2004
superbe Turandot (Pussicini) à Montpellier, très impressionant décor de Frigerio
© marc ginot

Cette semaine, le Corum de Montpellier reçoit la Turandot du Liceu, une production qu'on pourra dire à la fois sobre et grandiose, mettant en scène une sorte de grande fresque dans une ambiance sophistiquée et sauvage, à la cruauté raffinée, telle la Chine du Jardin des supplices (Mirbeau). Le rideau se lève sur le décor d’Ezio Frigerio : une énorme statue d'idole, occupant tout le fond, dans une lumière brouillée par l'encens. On se laisse prendre au faste bien dosé du spectacle, parfois proche de l'orient imaginaire du cinéma muet, nimbé d'un même érotisme. Effrayantes l'apparition du bourreau – une danseuse sur un portique de crânes – et l'arrivée du prince que l'on exécute – danseur imberbe, docile et résigné qui, de la salle, paraît tout jeune, emmené dans une cage sculptée de crânes et de dragons enchevêtrés.

Nuria Espert signe une mise en scène impressionnante, reposant souvent sur des rites imaginaires, qui ne se contente pas d'une magnifique scénographie et construit des personnages habités, présents, donnant crédit à l'univers dans lequel elle les fait évoluer. Chaque rôle est nettement caractérisé, qu'il s'agisse des cyniques ministres et de leur rêverie scandaleuse du second acte, de l'amoureuse Liù ou de la froide vierge tyrannique que les énigmes protègent. Si sa proposition ne néglige pas les effets, ils s'avèrent toujours bien pensés. Ainsi l'entrée d'Altoum sur un trône mobile à têtes de lions, dans une robe démesurée, entouré de sages chenus, véritable épouvantail demeurant au plus loin de la scène, inaccessible momie qui, pour le dénouement, réapparaît dans les étoiles comme par magie. Et surtout celle de Turandot elle-même : on s'attend à ce que la statue s'ouvre pour livrer la princesse ; pas du tout, c'est l'ensemble du relief qui se scinde en deux, horizontalement, s'entrouvrant à peine pour laisser entrevoir Turandot, dans le halo d'une lumière blanche autant brutale qu'envoûtante, devant un somptueux massif de piliers. Aussitôt aperçue, aussitôt refermé ! Richesse scintillante justifiant en un instant le désir irraisonné de princes y perdant leurs têtes.

Reste une réelle option de lecture du conte, s'écartant de l'habitude : en déclarant à l'Empereur Conosco il nome dello straniero ; il suo nome è Amor, Turandot se poignarde avec le couteau dont Liù s'était servie plus tôt. Non seulement ce geste souligne comme aucun autre l'évocation de la pure Lo-u-Ling à l'acte précédent, mais laisse un Calaf vainqueur et solitaire dont la vanité et l'orgueil ont perdu Liù sans gagner Turandot. Si l'on se souvient de la troisième énigme (Se libero ti vuol, ti fa più servo ; se per servo t'accetta, ti fa re), cette option met l'accent sur une guerre de pouvoir où le plus important et le plus glorieux serait d'éliminer la tyrannie du trône.

À la tête de l'Orchestre national de Montpellier Languedoc-Roussillon, Friedemann Layer construit un fort beau travail de timbre, soulignant sensiblement les charmes du conte – très subtile coloration pendant la scène des énigmes – dans un dosage idéalement équilibré et toujours attentif à la scène. Pour l'occasion, les Chœurs de l'Opéra national de Montpellier se voient renforcés par ceux de l'Opéra national de Bordeaux, pour une réalisation irréprochable.

Le plateau vocal n'est pas en reste. Ramaz Chikviladze était un Mandarin sonore et efficace, dont l'autorité trouve assise sur une voix saine et évidente. Parmi les ministres, on apprécie surtout Philippe Do et Paul Kong, tandis que le Pang de Sin Mo Mang, pour bon comédien qu'il soit, ne se place pas au même niveau sonore, créant un léger déséquilibre dans le trio de l'Acte II. Si l'Altoum de Guy Gabelle s'avère tout à fait crédible, la belle composition qu'assume d'une voix calmement projetée la basse polonaise Daniel Borowski présente un Timur attachant. Enfin, la voix large à l'aigu chaleureux d’Anna Shafaiinskaïa dispose des moyens nécessaires pour le rôle de Turandot, mais étrangement la chanteuse demeure peu convaincante, alors qu'Alketa Cela, à la présence scénique idéale mais au chant un peu raide au début de la représentation, se bonifie jusqu'à offrir une mort de Liù bouleversante.

BB