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Chroniques
Turandot
opéra de Giacomo Puccini
Depuis la production de Renate Ackermann, sorte de ballet chanté qui prenait ses distances avec toute chinoiserie par le biais d’une représentation quasi graphique de la fable de Gozzi (arrangée pour l’opéra par Giuseppe Adami et Renato Simoni), la virginité tueuse de la cruelle princesse n’avait fait frémir le public alsacien. Plus de vingt ans après, c’est à Emmanuelle Bastet qu’Alain Perroux, directeur de l’Opéra national du Rhin, confie la mise en scène de Turandot qu’il a décidé de donner dans le final original de Franco Alfano, refusée par Toscanini alors qu’il est nettement plus cohérent d’un point de vue dramaturgique que la seconde mouture.
Si nous aimons beaucoup la version complétée par Luciano Berio [lire nos chroniques des spectacles du Salzburger Festspiele, de Toulon et de Genève], nous découvrons avec un grand bonheur la première livraison d’Alfano qu’aucun théâtre, il faut le dire, jamais ne propose. Bien que marquée par une nette rupture stylistique, celle-ci surprend par la sobriété dont elle fait usage du vaste effectif orchestral, après une entrée en matière très riche, cependant. À la tête d’un Orchestre Philharmonique de Strasbourg en très grande forme, très apprécié en début d’année dans la Troisième de Mahler [lire notre chronique du 20 janvier 2023], Domingo Hindoyan profite en gourmand de chaque timbre et de tous alliages, infléchissant prudemment les forces en présence dans une lecture qui équilibre loyalement héroïsme et paysage musical. Ainsi lui doit-on de goûter ici nombre de détails souvent laissés pour compte par d’autres chefs, sans que cet art minutieux n’entrave jamais une plus large vue. Avec la complicité d’Anass Ismat et d’Hendrik Haas, respectivement chargés du Chœur de l’Opéra de Dijon (coproducteur qui montrera le spectacle au printemps 2024) et du Chœur de l’Opéra national du Rhin, l’excellent Hindoyan donne toute la place qui lui revient à l’écriture chorale, tout en magnifiant, via une conception magistrale, l’inventivité de Puccini dans son ultime ouvrage. La couleur générale n’est plus italienne : à une pâte germanique par moments voisine d’un Zemlinsky elle mêle cet orientalisme chatoyant rencontré dans les pages russes de la fin du XIXe siècle. Le résultat est une parfaite réussite.
Encore est-ce en bonne intelligence avec les voix que s’accomplit le miracle de la fosse. Très à l’écoute des chanteurs, Domingo Hindoyan s’ingénie à ne jamais mettre aucun d’eux en difficulté, qu’il s’agisse de respecter les aléas de la conduite d’une ligne comme ceux de la respiration et, bien sûr, la balance, ici salutaire. La distribution réunie à Strasbourg affirme une unité de formats qui rend plus aisé l’exercice. La souple robustesse d’Andreï Maksimov occasionne un Mandarin mieux que probant, à l’instar des ministres dont s’impose la remarquable efficacité. Au ferme Pong d’Éric Huchet répond l’incisif Gregory Bonfatti en Pang, quand Alessio Arduini développe un Ping musical, voire lyrique. Fort de plus de quatre décennies de carrière, le ténor argentin Raúl Giménez campe un émouvant Altoum. D’une basse caressante souhait, de belle force évocatrice, Mischa Schelomianski signe un Timur de grande noblesse. D’emblée attachante grâce à l’indicible fraîcheur du timbre, Adriana González, déjà entendue dans ce rôle, donne le frisson en Liù ; tout en ciselant habilement l’impact, le soprano prouve d’une puissance qui s’est clairement étoffée, ces dernières années, ce qui ajoute encore au potentiel du personnage. Quant au prince inconnu, s’il ne démérite pas il accuse tout de même moindre impédance que ses partenaires, ce qui ne le signale guère favorablement. La voix est indéniablement intéressante, le chant mené avec sagesse, ce qui autorise une arrivée sûre des notes les plus extrêmes, le souffle est lui aussi bien géré, et pourtant la lumière du conquérant obstiné n’est point de la fête dans l’organe un rien étroit d’Arturo Chacón-Cruz. À l’inverse, l’immense wagnérienne Elisabeth Teige, ovationnée à Bayreuth l’été dernier [lire nos chroniques du Rheingold et de Götterdämmerung], incarne somptueusement le rôle-titre : la projection est évidente, la couleur vocale impérieuse et néanmoins sans métal disgracieux, enfin le chant affiche une vastitude des plus luxueuses. Les moyens généreux d’Elisabeth Teige, comme l’indicible onctuosité de son émission, font figure de révélation.
Dans un monde d’abord sur-pixélisé, un monde sans autre corps que la platitude des écrans et autre habitation intérieure que le bling-bling des scintillements-réclames de nos sociétés politico-marchande et policière, la néo-aristocratie financière définit la Chine montrée par Éric Duranteau (vidéo), François Thouret (lumières) et Tim Northam (scénographie). Après un bref moment qui fait entendre le brouhaha d’une foule consommatrice téléguidée, la baguette se lève et commence la fable. Ici, l’on fait des selfies tout-sourire avec un animateur de télé, ce Mandarin porte-parole de l’État. Là où l’on contemple vie et mort comme des spectacles, dans ce factice de chaque instant, Calaf vient à la rencontre du réel. Cette volonté, qui ressemble à une obsession, le domine, quitte à sacrifier Timur et Liù, peu importe à tel impératif existentiel. Comme le dit bien le livret, il ne recherche pas les plaisirs, la fortune et le pouvoir l’indiffèrent.
Pour Emmanuelle Bastet [lire nos chroniques de Lucio Silla, Pelléas et Mélisande, Les pêcheurs de perles et Madama Butterfly], seul le réel est l’enjeu. Forte est la métaphore du conte : Calaf joue son nom, son identité, offrant à la princesse de les lui redonner. Avant cet accomplissement tant attendu, c’est la mort de Liù, la mort en public – la mort publique, pour ainsi dire –, qui déjà rend chacun à soi-même. Avec elle, Turandot ne peut plus jouir de choisir le destin d’autrui : il s’agit désormais d’exister, pour de vrai. Aussi est-ce la survenue du réel qu’elle légitime en nommant Amour le prétendant qu’elle pourrait tuer. Le temps n’est dès lors plus à l’uniforme des consommateurs sur lequel s’ouvrait le rideau, pas plus que sur l’anonyme citoyenneté suiveuse des autres tableaux où apparaît le peuple pékinois (costumes de Véronique Seymat) : l’individu regagne le collectif, maintenant que le collectif ne l’écrase plus puisqu’en acceptant l’amour de Calaf – mieux encore : en aimant Calaf, tout simplement –, l’héritière valide l’individu, l’Autre. Le sacrifice de l’esclave amoureuse (ou, si ce n’est lui, du moins le choc qu’il fait encourir à tous) a rédimé ce monde-là de la malédiction – adieu, la dictature.
BB