Recherche
Chroniques
Turandot
opéra de Giacomo Puccini
Auteur d’une biographie de référence [lire notre critique de l’ouvrage], Marcel Marnat le rappelle d’emblée dans la brochure de salle : Puccini conçoit Turandot dans une période qui voit l’Europe relever comme elle peut les ruines de la Première Guerre mondiale, et l’Italie opter pour le régime fasciste de Mussolini, bientôt dictateur aux mains sanglantes. Sur les pas de Busoni, qui livre un ouvrage éponyme (Zurich, 1917), lui aussi inspiré de la prose de Gozzi [lire notre chronique du 11 mars 2011], le compositeur démarre le travail en mars 1920, avec ses librettistes Giuseppe Adali et Renato Simoni. À ce dernier, il écrit en juillet : « notre princesse (sur laquelle ma pensée se concentre toujours davantage) sera heureuse de nous voir réunis ici pour soumettre son âme à une vivisection ».
Avant même la naissance de Gozzi, un Parisien envoyé par Colbert au Moyen-Orient va mettre cette âme à jour : François Pétis de La Croix (1653-1713). Glanant des sources dans les pays traversés (Syrie, Perse, Turquie), il écrit Les mille et un jours (1710-1712), cinq volumes dont le premier contient l’histoire de Turandocte. C’est une jeune fille de dix-neuf ans, si belle que les portraitistes se sentent démunis à lui rendre justice. Elle est aussi fort cultivée (mathématiques, philosophie, théologie, etc.). Sa haine des hommes s’explique : « elle a tant de vanité que le prince le plus aimable lui paraît non seulement indigne d’elle, mais même fort insolent d’oser élever sa pensée jusqu’à sa possession ; et elle regarde son trépas comme un juste châtiment de sa témérité ».
Reprise d’une coproduction avec Nancy et Metz, ce spectacle signé Yannis Kokkos (mise en scène, décors et costumes) rejette la fresque exotique pour privilégier l’aspect conte cruel, « dans lequel se dévoilent des coins obscurs de l’inconscient ». Des murailles noires ménagent un espace supérieur qu’un peuple grisâtre gagne à mesure que sa souveraine fond au soleil de l’amour, desquelles se détachent les couleurs franches des uniformes royaux (jaune, bleu, rouge). Éros est présent – le Perse torse nu, les femmes lascives offertes à Calaf –, bien sûr Thanatos – danse du cimeterre et gong-miroir où le prétendant, dans un univers de masques, pourrait voir la mort au travail, tel Jean Cocteau –, mais aussi Momos, si l’on considère le trio de ministres à postiche, traité façon commedia dell’arte.
Dans le rôle-titre, Katrin Kapplush offre un soprano impérial et vigoureux qui nourrit la détermination de la fille d’Altoum, incarné dignement par Éric Huchet. Rudy Park (Calaf) surprend par une ampleur énergique, mais rarement nuancée, à l’inverse de Mariangela Sicilia (Liù) dont la douceur d’attaque participe à une émission incisive et colorée. Gianluca Buratto (Timur) possède des graves sonores, parfois caverneux. Pas de problème pour différencier les ténors Loïc Félix (Pang), très articulé, et Avi Klemberg (Pong), plus lumineux, qui entourent le baryton Changhan Lim (Ping), d’une vigoureuse clarté. Florian Cafiero (Mandarin) a le souffle nécessaire pour haranguer une foule vive et mordante, composée de choristes lorrains et languedociens.
Annoncé par la presse dès l’été 1921, Turandot est créé seulement le 25 avril 1926, à La Scala, avec une orchestration finale confiée à Franco Alfano, alors à la tête du conservatoire de Turin. Si Toscanini bouda ce travail effectué à partir de notes du créateur disparu le 29 novembre 1924, il semble inconcevable à Michael Schønwandt que l’histoire s’arrête à la mort de Liù, ne serait-ce que « pour rendre justice à l’idée de Puccini selon laquelle on ne peut vivre tout seul, sous peine de mourir ». Chef principal de l’Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon depuis septembre dernier, le natif de Copenhague réussit le pari de maintenir la tension musicale tout du long, soucieux de respecter l’aspect intime d’une œuvre voulue exempte de sensiblerie facile.
LB