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Chroniques
Tutuguri, poème dansé de Wolfgang Rihm
Matisse Humbert, Orchestre du Conservatoire de Paris
À la Deutsche Oper de Berlin, le 12 novembre 1982, le chef espagnol Arturo Tamayo dirigeait l’orchestre de la maison pour la création mondiale de Tutuguri, poème dansé de Wolfgang Rihm, pour récitant, chœur sur bande et grand orchestre. Moses Pendleton signait alors la chorégraphie. La première française eut lieu vingt ans plus tard, le 8 octobre 2002, à la Cité de la musique, dans le cadre du Festival d’automne à Paris. Fabrice Bollon dirigeait le SWR Sinfonieorchester Stuttgart ; le récitant était Rupert Huber. Deux décennies plus tard, dans la grande salle de la Philharmonie, nous retrouvons la formidable partition de Rihm choisie pour projet pédagogique.
La collaboration entre le CNSMD et l’Ensemble Intercontemporain prend un jour quelque peu différent des précédente : les jeunes musiciens ne sont pas ici portés par les solistes auxquels seraient confiés les traits de chaque pupitre, comme ce put être le cas dans d’autres projets de ce type par le passé, mais encouragés à servir eux-mêmes ces parties-là, en solistes. Voilà qui, à coup sûr, doit être fort stimulant, conclusion confirmée par l’admirable investissement des étudiants.
De même qu’il se pencherait plus tard sur des figures qu’on pourra dire échevelées de la culture occidentale récente, Rihm trouvait dans la faconde particulière d’Antonin Artaud et son univers hérissé de multiples tensions la source qui féconda Tutuguri, imaginé à partir de Pour en finir avec le jugement de Dieu, la pièce radiophonique de 1947 qui tant fit causer dans les chaumières qu’on la censura bien vite, et de Tutuguri, le rite du soleil noir écrit par le poète à son retour d’un voyage au Mexique, effectué en 1936. « À la première lecture du texte d’Artaud, un flux de musique, une précipitation de musique, comme autour d’un aimant : des dépôts de musique. Bientôt, ce n’est plus le poème qui constituera le point de départ, mais la conception du théâtre chez Artaud », explique le compositeur (extrait des textes et entretiens traduit par Martin Kaltenecker, cité dans la brochure de salle).
La détente extrêmement tonique du piano donne naissance aux exclamations de la flûte, note répétée qui contamine rapidement les vents. Brève, cette figure d’introduction est également bordée par le piano en sa fin. Et la percussion d’alors déferler, comme jamais ! Une alternance de modes d’expression se met en place, entre moment rigoureusement déterminés et passages plus librement impulsifs, dont la réalisation, avec des moyens certes précisément prescrits, semble plus préméditée que strictement dominée. Le martellement dru surprend et fascine, emportant bientôt l’auditeur dans l’étrange rituel, celui du peyotl des Indiens Tarahumaras. Quelle puissance inouïe ! La brutalité des scansions est simplement folle. Le tutti rythmique est respiré par des répons de chœur enregistré, scandant des phonèmes pour nous obscures. Le paroxysme sonore des percussions, à propos duquel le terme violent demeure faible, trouve écho dans des stridences excoriées et une certaine saveur de péplum, à situer entre Strauss et Varèse. Au pupitre, Matthias Pintscher signe une interprétation dont on se souviendra longtemps.
Au mitan du concert surgit Matisse Humbert, plus comédien halluciné que récitant. Côté jardin, il bondit de l’estrade, bondissant comme un diable jusqu’à l’avant-scène. Yeux exorbités, il hurle, affreusement tendu, ventre révulsé, puis vocifère le texte onomatopéique, habité par ce que l’on pourrait appeler le style-Artaud de cet incroyable « collectif secoué », comme Rihm le décrit (même source). Dans l’orchestre, dont plusieurs postes de percussion sont placés derrière le public, aux balcons, une période lente de danger lancinant suit cette declamatio magique. Après l’ultime cri de l’acteur, qui s’échappe aussitôt vers les coulisses comme à rembobiner son entrée – ce n’est pas physiquement possible, mais on l’imagine aisément, autorisé par l’ingénieuse démesure de l’œuvre – et une pause brève, la première depuis le début de l’exécution, il y a près d’une heure et vingt minutes, retour du chœur invisible comme une invitation à prendre la parole : de fait, les instrumentistes, à l’exclusion des percussionnistes, scandent des syllabes en frappant du pied. Lorsque tout cesse, l’effet en creux est indicible. Le silence sacre la vision.
BB