Recherche
Chroniques
Ubu Roi
pièce d'Alfred Jarry – musique de Claude Terrasse
Cinquante ans avant que soient créées Les Bonnes (1954), En attendant Godot (1953) ou La Cantatrice Chauve (1950), le théâtre français entrait dans la modernité grâce à un personnage peu banal répondant au nom d'Ubu. Ubu Roi, qui a fait sa renommée, trouve son origine dans les années de lycée d'Alfred Jarry (1873-1907). Comme d'autres élèves, le jeune auteur prend pour bouc émissaire leur professeur de physique, affublé de surnoms (Père Heb, Ébé, etc.) et héros involontaire d'une geste d'épopées burlesques. C'est à cet esprit potache, aux Polonais écrit à l'âge de quinze ans, que reviendra l'écrivain pour sa pièce, créée le 10 décembre 1896. Malgré le scandale de la première représentation, rien n'empêchera le goinfre usurpateur, jusqu’Ubu sur la Butte en 1906, de vivre toute une série d'aventures.
Ancien roi d'Aragon et capitaine des dragons, Ubu jouit de la faveur du roi de Pologne, se laissant vivre. Mais sa femme, la Mère Ubu, a de l'ambition pour deux : elle aspire à un rang plus élevé et tente de convaincre ce « fort grand voyou » de ne pas rester « gueux comme un rat ». D'abord réticent, Ubu, épaulé par le vaillant capitaine Bordure, finit par monter une conspiration en vue d'éliminer le roi Vanceslas. Refusant tout réalisme, toute psychologie, Jarry colore les références littéraires les plus nobles – Macbeth et Falstaff (Shakespeare), Œdipe Roi (Sophocle), Hernani (Hugo), etc. – du vocabulaire rabelaisien le plus paillard. Les allusions sexuelles et scatologiques abondent dans cette bouffonnerie qui n'en reste pas moins une satire turbulente et indémodable de la tyrannie. Les surréalistes, puis les défenseurs de l'absurde, ne s'y sont pas trompés en voyant dans le père de la pataphysique un ancêtre des plus respectables.
En 1896, donc, après quelques représentations privées, la pièce est montée au Théâtre de L'Œuvre, par Firmin Gémier – futur directeur du Théâtre Antoine et de l'Odéon – qui joue le rôle-titre. Bonnard, Toulouse-Lautrec, Vuillard, entre autres, se chargent des décors et de la mise en scène, tandis que Jarry lui-même dessine l'affichette du spectacle, donnant vie à une silhouette grotesque, désormais légendaire. La pièce incluait un accompagnement musical de Claude Terrasse (1867-1923), un des maîtres de l'opérette, qui devait collaborer dix années durant avec l'écrivain, en particulier lors de la reprise au Théâtre des Pantins, en 1898, lorsque L'Œuvre ferme ses portes aux pièces symbolistes.
Jouée pour la première fois depuis sa création, cette version musicale pour théâtre de marionnettes est aujourd'hui remontée par l'Auditorium d'Orsay. Familier de différents arts scéniques, Ezéquiel Garcia-Romeu n'a pas choisi la séduction visuelle. Dans un décor qui tient de la salle des fêtes chichement décorée et de la cuisine de collectivité – guirlandes lumineuses, tentures argentées, immenses marmites côté cour –, les comédiens évoluent en tenues noires et chaussures de sport : Thomas Blanchard (Père Ubu), Christine Pignet (Mère Ubu), Christophe Avril (Vencelas) et Hugues Boucher (Bordure).
Si ces derniers ont tous un solide curriculum, il se dégage de l'ensemble comme un déséquilibre, voire une imperfection. Certes, la jeunesse d'Ubu en premier lieu, la voix blanche qui sert à commenter certaines actions, les interventions aléatoires des marionnettistes – Pascale Pinamonti et Jean Godement – qui nous déstabilisent sont autant de parti pris qui tirent le spectacle vers une anarchie propre à l'auteur, mais ils empêchent aussi de morde à l'hameçon. Heureusement, avec la pimpante Susan Manoff au piano, la musique minimaliste de Terrasse –évoquant Satie et Poulenc dans ses parodies de marches toniques, ses échos d'Europe de l'Est – apparaît mieux défendue.
LB