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Chroniques
Umberto Giordano | Andrea Chénier (version de concert)
Anja Harteros, Jonas Kaufmann, Luca Salsi, Doris Soffel
Depuis sa création triomphale à la Scala de Milan en 1896, Andrea Chénier est régulièrement programmé dans les opéras du monde entier, à l’exception de ceux de l’Hexagone où il fut accueilli fraîchement dès sa première parisienne. Est-ce le reflet peu flatteur d’une Révolution caricaturée par Luigi Illica, le librettiste de Giacomo Puccini, ou la réputation d’une musique romantique trop vériste pour nos concitoyens ?
Contemporain de Puccini, Umberto Giordano a composé quatorze opéras dont seuls Andrea Chénier et Fedora (qui révéla Enrico Caruso) restent au répertoire des grands théâtres. Quoi qu’il en soit, il fallut attendre plus d’un siècle pour que l’Opéra national de Paris accueillît enfin l’ouvrage – dans la production de Giancarlo del Monaco, avec Marcelo Álvarez dans le rôle-titre [lire notre chronique du 3 décembre 2009]. On en connaît pourtant quelques tubes, dont le plus célèbre reste l’air de Madeleine de Coigny, La mamma morta, immortalisé par Maria Callas et utilisé pour le film Philadelphia de Jonathan Demme. Avec Un dì all'azzurro spazio etCome un bel dì di maggio, le ténor, lui, dispose d’airs somptueux mettant en valeur ses qualités théâtrales et vocales. C’est donc avec une grande effervescence que le public parisien attend le quatrième opéra de Giordano, même en version de concert, au Théâtre des Champs-Élysées qui crée une fois de plus l’événement lyrique.
Entre deux représentations d’Andrea Chénier sur la scène munichoise, Jonas Kaufmann, la star incontournable d’aujourd’hui, vient incarner le poète révolutionnaire aux côtés d’Anja Harteros, sa partenaire idéale, en Madeleine, avec une distribution rigoureusement identique à celle de la capitale bavaroise. Même sans décors ni costumes, l’excellente équipe réunie ici interprète cette œuvre, répétée et rôdée avec le Chor der Bayerischen Staatsoper et le Bayerischen Staatsorchester magistralement dirigés par le jeune Omer Meir Wellber.
Entrées et sorties des personnages suivent l’action. Plus qu’une mise en espace, les chanteurs jouent autant qu’ils chantent, et ce sans partition. Jonas Kaufmann connaît bien Chénier depuis sa prise de rôle en janvier 2015 à Covent Garden (Royal Opera House, Londres), avec la Madeleine exceptionnelle d’Eva-Maria Westbroek. Disponible en DVD, sa prestation avait déjà enflammé un public en délire. Le rôle lui sied à merveille, comme celui de Maurizio de Saxe d’Adriana Lecouvreur de Cilea. Il compose un poète tragique pétri de noblesse, d’impétuosité et de romantisme exacerbé. Kaufmann possède un abattage digne de ses grands prédécesseurs – Mario del Monaco, Plácido Domingo et José Carreras, pour ne citer qu’eux. Ce soir, malgré quelques moments de fatigue perceptibles, le public l’ovationne à chaque air, à juste titre. Son approche demeure exceptionnelle, même dans le parti pris d’abuser de fortissimi dans les scènes dramatiques.
Luca Salsi est parfait dans le rôle de Carlo Gérard, le majordome des Coigny devenu édile de la Révolution. Sa voix et sa prestance, qui rappellent celles de Tito Gobbi, lui permettent de composer un personnage à la fois inquiétant mais toujours humain, malgré son désir forcené de posséder la belle Madeleine. Nemico della patria lui vaut une très longue ovation bien méritée. Anja Harteros, enfin, est la triomphatrice de cette soirée incomparable. Son charisme et son engagement personnel alliés à une vocalité parfaite font de Madeleine le personnage central. Elle maîtrise admirablement les nuances et demi-teintes comme les violences de la partition, sans jamais tomber dans le mélo’. Excellente comédienne, elle passionne un public venu plus pour Kaufmann que pour elle. On a rarement entendu, depuis Maria Callas, La mamma morta aussi parfaitement interprété et empreint d’une passion et d’une émotion faisant fondre en larmes une salle à genoux. Des applaudissements nourris et interminables saluent la performance de la diva allemande, le public semblant souhaiter un bis.
Les seconds rôles, fondamentaux pour la réussite de cet opéra, sont admirablement tenus. Rendons hommage à la grande Doris Soffel qui assume le rôle ingrat de la Comtesse de Coigny, à la Bersi sexy en diable de l’excellente J’Nai Bridges, mais aussi à la bouleversante Madelon d’Elena Zilio. Les huit rôles masculins restants sont tout aussi excellemment tenus.
À la tête du Bayerische Staatsoper, Omer Meir Wellber [lire nos chroniques du 5 février 2017, du 24 juillet 2016 et du 15 novembre 2014] remporte un succès bien mérité, impulsant le drame et le tragique à cette exceptionnelle version de concert. Ce soir, le public parisien retrouvait la magie et l’enchantement des grandes soirées inoubliables d’opéra...
MS