Chroniques

par isabelle stibbe

Un ballo in maschera | Un bal masqué
opéra de Giuseppe Verdi

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 24 avril 2009
© agathe poupeney | opéra national de paris

On sait la genèse difficile du Ballo in maschera, entre censure impitoyable et tracasseries napolitaines, Verdi ne pouvant situer son action à la cour du roi Gustav III de Suède, assassiné en 1791, l’événement rappelant par trop la tentative d’assassinat visant Napoléon III. De cet accouchement au forceps pâtit le livret, hésitant quant au lieu du drame : Boston selon la version originale donnée à l’Opéra de Rome en 1859, Naples pour la création à Paris deux ans plus tard. Pour cette reprise donnée à l’Opéra Bastille [lire notre chronique du 7 juin 2007], Gilbert Deflo a choisi l’Amérique. En réalité, les indications géographiques sont rares dans sa mise en scène, ce qui étonne d’autant plus que le Belge montre une fâcheuse tendance à surcharger ses intentions. On est toujours un peu circonspect avant de découvrir une de ses mises en scène. Capable à Bastille du meilleur (un Amour des trois oranges féerique) comme du pire (une Luisa Miller statique), il est ici peu inspiré. Veut-il symboliser le pouvoir ? Un aigle immense en stuc blanc trône au-dessus du Comte. Veut-il montrer le gibet ? Une potence occupe tout l’espace de l’acte II. Ajoutez à cela une direction d’acteurs sommaire et une utilisation quasi-systématique du noir et blanc : tout cela est un peu court.

Sauf quelques jolis tableaux comme la scène du bal, très stylisée et d’ailleurs très applaudie, il ne faut pas s’attendre non plus à être comblé par la direction de Renato Palumbo qui oscille entre imprécision (tempi instables, attaques pas franches) et effets trop appuyés, poussant parfois Verdi vers la musique de fanfare. Par ailleurs, le chef n’est pas assez attentif aux chanteurs, décalages et voix couvertes s’enchaînent.

Face à une mise en scène et une direction musicale sans finesse, il reste heureusement la distribution vocale. Si Ramon Vargas ne paraît pas très convaincu par son rôle dans les premières scènes, il se bonifie au fur et à mesure de la représentation. En dépit de petites difficultés dans l’air Di’ tu se fedele et ses redoutables sauts d’octave, sa prestation est d’un bon niveau. On aimerait peut-être un timbre plus solaire (on a encore dans l’oreille la voix éclatante de Pavarotti qui faisait merveille dans ce rôle) qu’on est surpris de trouver non chez le ténor mais chez le baryton. C’est en effet Ludovic Tézier qui fait entendre, dans le rôle de Renato, une couleur chaude et lumineuse. Comme dans Werther récemment [lire notre chronique du 6 mars dernier], le Français déploie la grande amplitude de ses qualités : présence scénique, voix sonore bien articulée, bien placée. Seuls quelques aigus sont un peu tendus, mais seulement à la fin, et ils semblent plus dus à une légère baisse de concentration qu’à des défauts techniques. En dehors de cette faiblesse passagère, le baryton est excellent. Un seul exemple : lorsqu’ à l’acte II son épouse dévoile son identité, Amelia, Amelia, s’écrie-il ; et dans ce seul prénom répété, rarement le ciel n’aura semblé si près de tomber sur la tête de l’ami et l’époux trahi, tant il fait entendre de nuances dans l’exclamation : déception, reproche, accablement, tristesse, honneur et confiance perdus. Du grand art.

Côté femmes, les propositions sont séduisantes. Rien à redire d’Elena Manistina (Ulrica) qui allie une voix captivante, corsée et pleine de couleurs à une technique sans failles, malgré une tessiture difficile, notamment dans les graves. On se prend à regretter que sa scène ne soit pas plus longue, pour le seul plaisir d’entendre le mezzo chanter davantage. L’émotion vocale naît instantanément de cette voix charnue, bien plus que ne le peut faire le décor composé de trois immenses dragons qui, toutes langues sorties et dents dehors, n’arrivent guère à susciter l’effroi.

Si les qualités d’Elena Manistina rendent les louanges incontestables, on comprendrait que certains puissent se montrer plus réservés face à la voix d’Angela Brown (qui remplace ce soir Deborah Voigt initialement programmée dans le rôle d’Amelia). On n’est pas de ceux-là. Le matériau vocal est extrêmement intéressant, sans doute est-il difficile à discipliner tant il est généreux, sans doute le vibrato est-il trop large, les aigus parfois approximatifs. Mais ce timbre, qui n’est pas uniformément beau, est d’autant plus touchant. A mille lieux des voix aseptisées de studio, voilà une voix humaine, tellement humaine. Pour la première fois chez cette héroïne verdienne qui s’apparente trop souvent à un type plutôt qu’à un personnage, on entend une sensualité qui rend tangible et incarné l’amour entre elle et Riccardo. On n’est plus là dans la convention du duo d’amour, mais réellement dans la passion physique qui se consume d’autant plus qu’elle est frustrée.

IS