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Chroniques
Un ballo in maschera | Un bal masqué
opéra de Giuseppe Verdi
Que voulut dire Johannes Erath en situant toute l’action du Ballo in maschera dans une grande chambre, traversée par un escalier démesuré marquant la frontière entre avenir et présent ? Créée le 6 mars dernier à la Bayerische Staatsoper qui la reprend cet été à l’occasion de son remarquable Münchner Opernfestspiele, sa mise en scène s’intéresse avant tout à la limite entre le monde réel et l’univers de la nostra Sibilla immortale, et, plutôt que d’illustrer la rencontre fortuite entre argument politique et intrigue amoureuse, fait d’emblée de ces deux aspects une même trame, à l’œuvre pour la perte de Riccardo, homme publique sans plus aucune vie privée, selon une conception toute contemporaine de ces notions. Ainsi conjuration et crime passionnel avancent-ils main dans la main avant même que Renato nourrisse quelque désir vengeur.
Sur un grand rideau presque opaque, à plis diaphanes, occupant le cadre de scène, les images arrêtées d’un bal noir et blanc sont projetées, à peine mises en mouvement par le flottement du tissu, durant le prélude instrumental. Et l’acte de commencer, dans un espace également de noir et de blanc, comme tous les personnages, d’ailleurs (décors d’Heike Scheele, costumes de Gesine Völlm), hormis Riccardo en robe de chambre bleu nuit qu’ourle la célèbre vague d’Hokusai.
Durant les échanges dramatiques, on verra quelques couples de danseurs sur la moitié gauche et haute du plateau, film joué tête en bas dans la partie basse de droite, en symétrie. Ainsi le spectateur reçoit-il, au même titre que la devineresse, les signes d’un destin tracé. Sans abus, la proposition vidéastique de Lea Heutelbeck accompagne les prémisses de cette notte d’orror au charme tant plastique qu’inquiétant. En répons du lit central siège au plafond un autre lit, inversé, habité bientôt par un avatar de Riccardo, supplicié comme en volupté. L’affaire est donc bien sensuelle pour Erath qui, sans livrer de clé psychanalytique précise, invite à réfléchir sur la nature aphrodisiaque du pouvoir et sur l’envol compensatoire que son exercice offre à l’aporie de l’Eros, y compris dans la présence d’étoffes chatoyantes que Joachim Klein éclaire en séducteur. Derrière l’escalier érigé en porte des ténèbres, la toile disparait à l’Acte II, laissant une mousseline légère et libre, comme l’insouciance éperdue de Riccardo qui rit des mises en garde de la sorcière. L’énantiodromie va son cours, jusqu’à la rémanence de l’élection sentimentale dans la mort, seul personnage de cette bouffonnerie tragique de Verdi à se rendre nu au rendez-vous des masques.
Si l’écriture vocale offre tout ce qu’il faut de gloire pour exciter les oreilles lyricophiles, les carences d’un livret (dont la gestation fut anormalement prolongée par les successives censures que l’on sait) signale la fosse en acteur principal. De fait, c’est bien dans ses fausses légèretés, ses accords horrifiques, trains fantômes et badineries que Verdi raconte le bal des dupes, au fil d’une narration senza parole qui en dit bien plus que ce bel aréopage de gosiers volubiles.
Voilà qui n’échappe pas à Daniele Callegari.
Dès les premiers pas, il fait entendre un appel un rien sarcastique rejoint par une ciselure de cordes proprement luxueuse, à l’atour joueur en diable. Contrastant avec une grâce irrésistible, les quelques froncements de sourcils n’ont guère de prise, de sorte que l’auditeur est bientôt guidé vers l’optimisme de Riccardo. Réussir l’identification par la fosse est un exploit dont le mérite revient d’abord au compositeur, certes, mais dont le chef italien sait user avec une facétieuse inspiration. Encore fait-il admirablement sonner l’influence française que vérifient les ensembles festifs, sans déroger à une urgence de chaque instant, véritable fil de ce drame presque shakespearien des apparences. Les musiciens du Bayerisches Staatsorchester se révèlent joyeusement complices des savoureux sortilèges de Callegari, comme en témoignent l’inflexion générale souterrainement volcanique et des traits solistiques resplendissants – la flûte de la première scène du II, la caressante clarinette de l’ultime aria de Riccardo et, plus encore, le violoncelle doloroso de Morrò, ma prima in grazia (III, 1). Encore faut-il saluer un art du suspens qui donne le frisson dans la musique funèbre du tirage au sort, les atermoiements interminables des adieux, enfin la cristallisation dans le meurtre.
Outre la prestation exemplaire du vaillant Chor der Bayerischen Staatsoper, dirigé par Sören Eckhoff, saluons une distribution vocale des grands soirs, qui satisfait presque pleinement – ce presque-là dans le rôle de Renato, voix énorme toute à son volume plutôt qu’à la précision, sans parler de musicalité. La clarté d’Ulrich Reß sied au Giudice, les conspirateurs sont parfaitement campés par Anatoli Sivko, méphitique à souhait (Samuel) et le sombre Scott Conner à l’impact impératif (Tom), quand le marin Silvano bénéficie du baryton robuste mais jamais heurté d’Andrea Borghini. Gilda à Zurich (Rigoletto), Reine de la nuit à Sarrebrück (Die Zauberflöte), Zerbinetta à Francfort (Ariadne auf Naxos), Blonde à Paris (Die Entfuhrung aus dem Serail), Nanetta à Birmingham (Falstaff), le jeune soprano russe Sofia Fomina livre un Oscar fort agile et de belle tenue. La délicieuse fraîcheur de Volta la terrea (I, 4) affirme un nerf positif à son chant qui ne déçoit guère dans Di che fulgor d’une extraordinaire fluidité (III, 4) ni dans la chanson taquine, Saper vorreste, mieux encore (III, 8). Émission envahissante, couleur riche, présence scénique incontournable, l’Ulrica d’Okka von der Damerau fait grande impression.
Servis par deux stars, les amoureux contrariés ne sont pas en reste.
Piotr Beczała compose un Riccardo brillantissime souriant de tout qui infléchit d’un lyrisme exacerbé sa première aria (La rivedrà nell’estasi), porte en conquérant Di’ tu se fedele (I, 10), avec beaucoup de caractère, vivement applaudi dans le renoncement, Ma se m’è forza perderti au phrasé miraculeusement conduit (III, 5). Le ténor polonais donne à la scène du pardon un impact littéralement céleste. À ceux qui crurent estimer qu’elle s’avérait trop froide dans certaines incarnations, Anja Harteros apporte un démenti absolu : pour tendre (Contentimi, o Signore, I, 9) et digne (Morrò, ma prima in grazia, III, 1, à pleurer) qu’elle soit, son Amelia s’emporte jusqu’au déchaînement, y compris dans les ensembles, contrastant avec passion Ma dall’arido stelo d’une vocalise infiniment souple qui lui vaut une ovation méritée.
BB