Chroniques

par bertrand bolognesi

un festival Elliott Carter
soirée d’ouverture

Aspects des musiques d'aujourd'hui / Conservatoire de Caen
- 18 mars 2005
à 97 ans, le compositeur Elliott Carter est l'invité du festival de Caen
© samuel loviton

Cette année, Aspects des musiques d'aujourd'hui fête une figure marginale de la musique américaine contemporaine : Elliott Carter, volontiers présent sur la scène musicale française depuis toujours ou presque. C'est au début des années trente qu'il vint à Paris fréquenter la classe de Mademoiselle. Ce n'était pas le premier contact avec l'Europe : en 1920 (à douze ans), il visitait Berlin meurtrie par la guerre avec son père pacifiste, Verdun, et autres lieux qui à jamais devaient marquer sa sensibilité.

Aux mélomanes qui voient en Carter l'un des grands compositeurs du XXe siècle, proche de Boulez avec lequel il échange un aimable chassé-croisé d'affectueuses dédicaces d'œuvres, les cinq concerts proposés à Caen offriront un parcours certes non exhaustif – la prolixité du musicien est d'autant plus vive avec les années –, mais rendant judicieusement compte de son évolution de créateur par un intelligent choix d'opus joués. En trois jours, les Caennais pourront s'en faire une idée plus précise grâce à quatre rendez-vous chambristes, deux conférences, une rencontre animée par Jean-Pierre Derrien, la projection de The labyrinth of time, fort beau film de Frank Sheffer, une exposition de quelques pages manuscrites, de lettres et de photos prêtées par la Fondation Paul Sacher, et par le concert de ce soir, donné l'Orchestre de Caen pour inaugurer l'évènement.

Pour commencer, Mark Foster dirigea Holiday overture, partition écrite par Carter en 1944, révisée en 1961, fortement irriguée par le courant néoclassique. Influencée tant par ses maîtres Walter Piston et Charles Ives que par la musique de Copland et même de Barber, tout comme la Symphonie n°1, son aînée de deux ans, elle ose cependant certaines audaces, dans son troisième tiers, qui pourraient bien amorcer la facture nettement plus personnelle des œuvres à venir. Si la pièce célèbre la libération de Paris, Celibidache ne la créerait que quelques années plus tard… sur le territoire allemand ! À l'élan enthousiaste de cette pièce répondent quelques discrètes touches d'inquiétude et de pudique gravité. Malgré des bois parfois légèrement maladroits, la lecture de ce soir rend compte de ces différents aspects.

Le programme nous fait faire un bon en avant de… trente-six ans ! L'esthétique d'Elliott Carter a beaucoup changé. Il a rencontré et critiqué les démarches de ses contemporains. Son style s'est affirmé. À partir de poèmes de Robert Lowell, il écrit en 1981 In sleep, in thunder dont le ténor est assimilé au poète disparu quatre ans plus tôt. Ce cycle est avantageusement servie par Jon Garrison dont on admire l'aigu flamboyant et le timbre clair. Si dans Dolphins le grave est un rien étouffé, Across the yard révèle la plénitude de la voix, tandis que l'interprète soigne particulièrement la nuance dans Harriet. Expressivité, vaillance et engagement habitent magnifiquement Dies Irae, tandis qu'une exquise suavité caractérise les débuts de Careless night – on retrouvera la voix, médium important de l'œuvre cartérienne.

Enfin, nous entendons Dialogues pour piano et ensemble, une œuvre toute récente (2003), sorte de concerto, un genre cher à Carter (concerti pour clarinette, pour hautbois, pour piano, pour violon, pour clavecin et piano, pour harpe, etc.). La fluidité de cette page s'éloigne largement du Double concerto de 1961 et de l'âpre Concerto pour piano de 1964. Des trois pièces de la soirée, l'exécution des Dialogues s’affirme sans conteste la plus convaincante, offrant un fort beau travail de nuance, de couleur et d'intensité, une manière fascinante qu'a l'orchestre d'entrer dans le son du piano (un Yamaha magnifiquement bien réglé). Bravo à tous ses acteurs, et surtout à David Lively qui en fut le soliste et qu'on retrouvera avec plaisir tout au long de ces Aspects, un festival qu'il a activement inspiré (nous y reviendrons). Il n'est pas si fréquent que la salle manifeste un engouement tel qu'il faille bisser le dernier dialogue de l'œuvre ! De fait, le public salue chaleureusement tant les musiciens qu'Elliott Carter, ici présent.

BB