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Chroniques
Věc Makropulos | L’affaire Makropoulos
opéra de Leoš Janáček
Troisième volet du cycle Janáček, Věc Makropulos est l’avant-dernier ouvrage lyrique du compositeur, créé à Brno en décembre 1926 – l’ultime pierre de ce jardin devait être De la maison des morts, rendu publique quelques mois après la mort de l’auteur. Une nouvelle fois, c’est le musicien lui-même qui en écrivit le livret, adapté de la pièce éponyme de Karel Čapek, qui nous éloigne des milieux ruraux évoqués dans Káťa Kabanová ou Jenůfa. Pour autant, nous retrouvons une constante : la présence de la superstition, la proximité de la magie, de la sorcellerie ou de l’alchimie.
De même retrouvons-nous Anja Silja, sévère Kostelnička avant-hier, ancienne (et mémorable) Lulu glissée aujourd’hui dans le rôle – qu’on pourrait croire taillé sur mesure – d’Emilia Marty. Les soirées se suivent et ne se ressemblent pas : David Kuebler convainc bien mieux ce soir, campant un Gregor vaillant et fiable, au timbre étonnamment solide. Steven Page offre à Prus un chant nuancé et une couleur idéale. Le vieux Vítek, perdu dans les dossiers de l’avocat, bénéficie de la présence bienvenue de Neil Jenkins, tandis que Yosep Kang est un Janek attachant et efficace. Saluons également l’apparition drôlissime de Ryland Davies en Hauk, et l’irréprochable machiniste de Jean-Richard Fleurençois. Tout extérieure dans le rôle de l’exaltée Krista, Jessica Miller mène prudemment mais sûrement son chant. Enfin, Contremaître mercredi, Dikoï hier, Jonathan Veira aura été présent dans les trois spectacles, puisqu’il est maintenant Kolenatýqu’il joue avec beaucoup d’à propos. Plus stable que les autres jours, la voix du baryton n’accuse cette fois que ses qualités, ce dont on se réjouit.
Pour Makropulos, Nikolaus Lehnhoff a imaginé un espace scénique manifestement urbain, dont l’esthétique s’affirme fortement inspirée des architectures conçues à Prague dans les années où la pièce de Čapek fut représentée. Aux épaisses briques de verre si caractéristiques répondent les dimensions d’un vaste hall où se succèdent les divers lieux d’action (cabinet de Kolenatý, coulisses de l’opéra, chambre d’hôtel), l’applique cubiste surplombant la porte côté jardin, ou encore la présence de certains matériaux ; tout indique l’emprunte des Belada, Kotěra, Herbst, Gočár, Janák, et bien sûr Adolf Loos (d’ailleurs originaire de Brno). La particularité de ce décor, c’est qu’il bouge imperceptiblement, allégorie du temps aidant le public peut-être à s’identifier à l’énigmatique, Emilia Marty, Ellian MacGregor, Elina Makropulos – le mouvement du monde doit lui sembler bien ridiculement vain et minuscule après trois cent vingt et un ans d’existence !
Ce dispositif est également fort pratique : il permet un changement perpétuel qui vient lier comme par miracle les trois actes. Plus anecdotique apparaîtront les montagnes derrières l’arc de tulle du couloir et la suspension d’un piano de concert à l’envers : certes, il n’est pas malvenu que le surréalisme de Čapek rencontre ces images d’Ernst et Dali, mais cela nourrit-il vraiment le spectacle d’autre chose que d’une référence notoire de plus ? L’à propos des ingrédients est remarquable, mais ne parvient guère à porter son sujet vers des démesures sensées ; à tel point que cette belle scène demeure presque exclusivement décorative, comme l’impressionnante parure de la Diva à l’Acte II, sorte d’Inhumaine (Marcel L’Herbier, 1924) magistrale.
La direction de Lothar Koenigs imprime une urgence bienvenue à la partition, tendant au maximum le suspens d’une enquête un rien loufoquequi n’a d’égales que certaines pellicules légendaires. Un grand bravo aux musiciens de l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon pour la richesse de couleur et la dynamique ténue offertes à l’œuvre.
BB