Chroniques

par bertrand bolognesi

Věc Makropulos | L’affaire Makropoulos
opéra de Leoš Janáček

Münchner Opernfestspiele / Nationaltheater, Munich
- 2 juillet 2015
L'affaire Makropoulos de Janáček à l'Opernfestspiele 2015, Munich
© wilfried hösl

Comme chaque été, le passionnant Münchner Operfestspiele programme les reprises pour quelques soirs, voire pour un seul, de plusieurs productions montrées par la Bayerische Staatsoper durant la saison à peine close, ainsi que d’exceptionnelles représentations d’anciens spectacles, exigées par le succès qu’ils avaient alors rencontrés – l’extraordinaire schweigsame Frau, par exemple, applaudie au Prinzregententheater il y a quelques années [lire notre chronique du 30 juillet 2010].

Présenté une première fois à Munich le 31 octobre 1969, par la troupe du Kungliga Operan de Stockholm et chanté en langue suédoise, L’affaire Makropoulos, pénultième opéra de Leoš Janáček (1925), fit sa véritable entrée au répertoire de la maison en mai 1988, cette fois-ci chanté en allemand. Le 19 octobre 2014, le Nationaltheater connut enfin l’œuvre dans sa version originale tchèque, Věc Makropulos – l’usage français dit « affaire », faisant glisser sur l’aspect juridique de l’intrigue un mot intraduisible qui désigne en fait la recette de longévité conçue en 1591 par Hieronymus Makropoulos sur ordre de Rodolphe II (le secret, le truc, etc.). Après lui avoir confié La cenerentola et Rigoletto, Klaus Bachler (directeur général de la Bayerische Staatsoper) invitait Árpád Schilling à mettre en scène cette aventure un brin loufoque imaginée par l’inventif Karel Čapek en 1922. Voilà qui ne pouvait que plaire à l’artiste hongrois qui signait au même moment une Damnation de Faust à Bâle… Un peu plus de huit mois plus tard, Věc Makropulos retrouve les planches, où il est donné sans entracte (environ une heure et quarante-cinq minutes), en cette veille de l’anniversaire du compositeur.

Trois décors en un seul, dessiné et construit par Márton Ágh (également auteur des costumes), progressivement révélés par une rotation de son élément central, résument les différents lieux de l’action. Un amoncellement de chaises au centre, pour le premier acte, strates symboliques de procédures, de particules, de temps écoulé, à l’image de ces ostinati qui se superposent jusqu’en des proliférations glissées dès le prélude instrumental. L’acte médian se joue dans le dos de ce dispositif, sur une petite scène centrale jonchée des fleurs offertes à l’héroïne par ses nombreux admirateurs. Enfin, une façade latérale accueille le troisième, le plateau mis en abime virevoltant vertigineusement à la lecture de la paperasse qui livrera la clé de l’énigme. Quant au sol, y règne une sorte de filasse moussue non-fixée, peluche de papier tombée des nombreux dossiers en jachère ou moutons de poussière qui en disent plus long encore.

Árpád Schilling profite avec espièglerie de ce décor, faisant apparaître le clerc sous les chaises, le client Albert Gregor dans des fenêtres qu’avec un humour assez surréaliste, précisément proche de Čapek, il improvise ingénieusement dans l’assise des sièges. De même Krista descend-t-elle des cintres déguisée en papillon de nuit, en parfaite adéquation avec le scintillement orchestral, jeune fille se rêvant sans cesse au théâtre et dans ses machineries fabuleuses. De fait, le librettiste fut maître ès machines infernales déréglées par une sorte d’humanité nouvellement acquise, qu’il s’agisse des curieuses créatures de R.U.R (Rossumovi univerzální roboti, 1920) ou des esclaves envahissants de La guerre des salamandres (Válka s Mloky, 1936). Emilia Marty, alias Elina Makropoulos, est montrée comme une femme d’aujourd’hui, à savoir une femme de demain (vestimentairement parlant mais encore dans la démarche, le regard, la coiffure et la tenue corporelle) pour les autres personnages qui semblent arrêtés dans les années où fut composé l’ouvrage – option intéressante qui ne l’attache à rien de passé, plutôt que d’en faire une sorte de momie. « Vous êtes excitante comme un cri de guerre », lui déclare fougueusement Albert : c’est bien ainsi que l’entend le metteur en scène, lorsqu’il laisse ouverte sa toge de soie de l’Acte II, « brûlante » dirons-nous, insiste un rien lourdement sur la saillie nécessaire au marché de dupe qui le conclut, ou convoque au III l’éternelle sensualité de la fourrure, jetée sur une traitre nuisette rose-cochon, jusqu’à une sorte de catafalque des supplices, peut-être souvenir des pratiques sexuelles imaginatives décrites, selon Prus, dans les lettres torrides d’Ellian McGregor. Demeure le surgissement de montagnes enneigées, sommets jamais atteints dont rêvait la fille du clerc, comme Hauk, ce foufou admirateur tombé d’une faille temporelle (avant qu’on l’expédie manu militari à la psychiatrische Krankenhaus !).

Contrairement à l’approche qu’il en avait eue à Paris par le passé [lire notre chronique du 27 avril 2007], Tomáš Hanus livre une lecture proprement passionnante – sans doute dispose-t-il ici de musiciens plus engagés dans leur tâche. Dès le prélude, il en fait sonner la facture dramatique tissée dans une musique d’au delà les âges, s’appuyant sur l’aus der Ferne des cors (en baignoire droite de deuxième galerie) pour créer une aura d’étrangeté. L’urgence folle des premières mesures impose un travail à la fois puissant et fin, transmis par des cordes drues et une densité générale qui ne cède qu’aux précautions d’équilibre fosse/scène, idéalement géré. Sur le récit de l’historique du procès, la régularité de l’accompagnement annonce de plus redoutables moments encore, semble-t-il, de même que cette fièvre envoûtante qu’il ménage à l’orchestre lorsqu’on apprend l’existence d’un testament. Tout en ciselant les différents thèmes à s’interpénétrer, Hanus sert le drame, précipité dans la brutalité conclusive du final de l’Acte II, trivial en diable, ou dans la tout hitchcockienne anxiété qui ouvre le III.

Quoiqu’inégal, le plateau vocal n’est pas en reste. On y retrouve la basse robuste de Peter Lobert en Machiniste efficace [lire notre chronique du 29 mars 2013], contrastant avec une Femme de chambre au timbre trop fatigué. Parfaitement distribué, le jeune ténor irlandais Dean Power donne un Janek clair à la voix exquisément fraîche. Avec un grand métier, le wagnérien Reiner Goldberg campe un Hauk irrésistiblement drôle et attendrissant. Nous l’avions remarquée à Paris dans Parsifal (Fille-fleur) [lire notre chronique du 14 avril 2011], le mezzo-soprano Tara Erraught (irlandaise, elle aussi) possède un timbre rond, cultive un legato caressant (auquel répond la chaleur particulière de la clarinette, au premier acte) et un format vocal avantageux : sa Krista est plus que convaincante. Valeureusement incisif, mais sans jamais rendre agressive la couleur, Kevin Conners donne un Vítek bien accroché. On n’en saurait dire autant du Kolenatý instable et forcé de Gustáv Beláček. Emilia Marty, enfin, grosse voix disgracieuse pour une incarnation baignée dans le souffre, comme il se doit : Nadja Michael fait essentiellement reposer sa composition sur le jeu – un atout de taille dont elle use copieusement et qu’elle condamne toujours au seul registre de la sensualité [lire nos chroniques du 14 février 2015 et du 16 décembre 2012, ainsi que notre critique du DVD Salome] –, oubliant souvent le chant qui se résume alors à quelques voyelles aboyées sur un vibrato de feu de Saint-Elme. Bravo pour le théâtre, toutefois (et pour l’exercice de gymnastique des saluts avec lesquels elle amuse beaucoup le public).

Deux voix masculines se démarquent avec gloire, dans les adversaires en justice. Récemment applaudi en Alberich à Genève [lire nos chroniques du 9 mars 2013 et du 26 avril 2014], le baryton-basse suédois John Lundgren incarne un Prus d’immédiate autorité, doté d’une envoûtante richesse de timbre, d’une facilité d’émission et d’une grande présence qui le rendent simplement impérieux, y compris dans la crise de dépit, au début du dernier acte. Il élève le duo du II à un degré d’élégance insoupçonné dans cette œuvre. Né à Brno, la ville de Leoš Janáček, le ténor Pavel Černoch, diversement apprécié en Prince du Rusalka [lire notre critique du DVD et notre chronique du 3 avril 2015], triomphe dans le rôle de Gregor qu’il mène à un flamboiement lyrique indicible ! La conduite du chant est simplement splendide, avec un timbre brillant à l’impact gracieusement velouté. Plus déterminante encore que ses récentes apparitions [lire nos chroniques du 7 juin 2014 et du 19 octobre 2013], cette époustouflante incarnation marquera les esprits !

BB