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Chroniques
Věc Makropulos | L’affaire Makropoulos
opéra de Leoš Janáček
Dix-neuf ans ont passé depuis que l’Opéra national de Lyon présentait sur sa scène les trois ouvrages lyriques de Leoš Janáček – Jenůfa (1904), Káťa Kabanová (1921) et Věc Makropulos (1926) – dans les productions du Glyndebourne Festival conçues par Nikolaus Lehnhoff [lire nos chroniques des 1er, 2 et 3 juin 2005]. Si les opus du compositeur morave étaient encore relativement rares il y a deux décennies, Jenůfa devait gagner alors une popularité certaine dans plusieurs maisons françaises. Janáček reviendrait à l’affiche lyonnaise en 2013 avec La petite renarde rusée (Příhody lišky Bystroušky, 1924) puis De la maison des morts (Z mrtvého domu, 1930) en 2019, dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski que nous avions appréciées à Londres [lire notre chronique du 19 mars 2018]. Le retour de L’affaire Makropoulos dans ce théâtre qui l’an dernier montra Katia Kabanova dans une nouvelle réalisation de Barbara Wysocka [lire notre chronique du 28 avril 2023] et où fut donnée la première française des Voyages de monsieur Brouček (Výlety páně Broučkovy, 1920) est une aubaine qu’offre le metteur en scène Richard Brunel (directeur de l’Opéra national de Lyon depuis 2021) quelques mois après la reprise de la version déjà ancienne de Warlikowski sur le plateau de la Bastille [lire notre chronique du 27 avril 2007].
Né en Bohème dix ans avant l’avènement du XXe siècle, le romancier et dramaturge Karel Čapek (1890-1938) est principalement connu en France via deux œuvres : la pièce R.U.R. (acronyme de Rossumovi univerzální roboti) créée à Prague en 1921, où apparaît pour la première fois le mot robot, et le roman La guerre des salamandres (Válka s Mloky) paru en 1936 : ce dernier raconte la montée au pouvoir politique de salamandres géantes qui instaurent un régime autoritaire, tandis que la comédie satirique, révélée au public parisien en 1924, conte le retournement de situation dans une société qui confie ses corvées aux robots qu’elle fabrique, robots qui en prennent soudain la direction et asservissent les humains. Science-fiction, a-t-on dit de la littérature de Čapek, là où il serait sans doute plus judicieux de parler de métaphores, signées d’une plume qui se fit aussi la voix de la jeune République Tchécoslovaque, comme en témoignent ses entretiens avec le président Masaryk (Hovory s T. G. Masarykem, 1938 ; traduction française par Madeleine David parue en 1991 aux Éditions de L'Aube).
Avec Čapek, on rit volontiers tout en ayant parfois presque peur. Aussi Věc Makropulos est-il désigné par son auteur comme une comédie, contrairement au sentiment qu’en peut donner l’opéra qu’en fit Janáček. Que nous dit aujourd’hui une héroïne de trois cent trente-sept printemps ? Elle pourrait bien interroger notre connaissance de l’histoire, d’un passé qui secrètement habite notre tissu humain par-delà la conscience qu’on en pourrait avoir, donc, a contrario, interroger aussi notre méconnaissance de l’histoire et notre enracinement volontaire dans un passé qui non seulement tient du légendaire mais n’est absolument pas ressuscitable. Ainsi la survenue d’une dame née en 1575 dans une officine d’avocats en 1912 ne manque-t-elle ni d’intriguer l’imaginaire jusqu’à la révélation de l’énigme, ni de souligner des ridicules qui font osciller plus d’une fois l’approche du public, forcément mis à distance de toute identification à l’ancienne. Voilà qui n’échappe pas à Brunel par sa vision de L’affaire Makropoulos, dans une cité dont le sixième arrondissement compte une clinique qui satisfait le fantasme d’éternité de sa patientèle, au moins en ce qui regarde l’enveloppe externe, fréquenter régulièrement les bistouris de l’avenue des Belges offrant aux moins démunis le privilège de mourir jeunes et beaux. La vraie question demeure ce fantasme d’éternité auquel la science, en son actuel état, ne répond que par la métamorphose de l’embaumement, comme il fut fait de ces drôles de rois d’Égypte et de Syrie évoqués par la Chanson à boire de Poulenc, qui durent plus longtemps morts. Pour finir, bien qu’ayant en main la recette de son alchimiste de père qui lui assure au moins trois nouveaux siècles à vivre, la belle Emilia – alias Elina, Eugenia, Ellian – préfère mourir enfin.
La décision de jouer l’ouvrage sans entracte, réunissant ses trois actes en un seul tenant d’environ quatre-vingt-quinze minutes, génère l’avantage de la concentration dans l’action et les évolutions de l’intrigue, sur un rythme plus palpitant que jamais. Mesdames Montez, McGregor et Marty, en fait une seule et même Elina Makropulos, sont toutes cantatrices : quoi de plus naturel qu’en surplomb du prélude orchestral se joue un récital lyrique, soldé par un malaise de l’artiste bientôt en rébellion violente contre une faiblesse qu’alors elle refuse encore ? Car L’affaire Makropoulos, c’est cela aussi : faire chanter à une chanteuse un rôle de chanteuse et, à travers la fictive aventure d’une longue carrière, porter quelque(s) lueur(s) sur une éventuelle histoire de l’interprétation, voire du genre opéra lui-même. Sur deux niveaux, le décor de Bruno de Lavenère [lire nos chroniques de Don Pasquale, Lucia di Lammermoor, Philémon et Baucis, La donna del lago, Dante, Macbeth Underworld, Peter Grimes, Phaéton, Lancelot, Roméo et Juliette, Les pêcheurs de perles, Le tribut de Zamora et Armide], permet de montrer, tout à tour ou simultanément, les loges d’un théâtre, les cabinets d’avocats en charge des intérêt opposant Gregor et Prus, une salle de concerts chambristes, l’intérieur de la villa en jeu dans la succession litigieuse ou encore l’appartement d’Emilia Marty dans l’espace duquel vogueront plusieurs éléments de ces différents lieu, enfin les brumes incertaines où surgissent les fantômes d’antan. Laurent Castaingt a travaillé la lumière jusqu’à ciseler habilement ces écrins tout en suggérant une dimension plus épique. Le scénographe a concocté une vêture où l’impossibilité de dater les costumes de l’héroïne rencontre la quasi-certitude de pouvoir situer ceux des autres protagonistes à l’époque de la création de l’œuvre plutôt qu’à celle précisée par le texte. Avec un sens aiguisé du drame, Richard Brunel mène une direction d’acteurs très précises qui ne manque ni d’à-propos ni de poésie, dans un rythme plus haletant encore que l’urgence de la musique [lire nos chroniques de Der Jasager, der Neinsager, In the penal colony, Albert Herring, L’infedeltà delusa, Der Kaiser von Atlantis, Der Kreidekreis, Zylan ne chantera plus, Shirine, On purge bébé et La fille de Madame Angot].
En fosse, Alexander Joel révèle toutes les épices de la partition. Sans jamais sacrifier le détail sur l’autel de la grande effusion symphoniste, le chef germano-britannique [lire nos chroniques de Madama Butterfly, Manon, Otello, Manon Lescaut, Cavalleria rusticana et Das Wunder der Heliane] magnifie la couleur et le potentiel émotionnel de chaque phrase, y compris celles qui relèvent plus de l’accompagnato de récitatifs que de la continuité musicale. Ici, toujours le soin de la nuance obéit à la cohérence dramaturgique. De l’Opéra national de Lyon, outre les musiciens de l’Orchestre saluons également les artistes masculins de son Chœur qui, préparé par l’excellent Benedict Kearns, tient honorablement sa partie.
Encore goûte-t-on aux délices d’une équipe vocale d’exception, dominée par l’Emilia flamboyante d’Aušrinė Stundytė. Le soprano dramatique lituanien débute prudemment son incarnation pour mieux déployer peu à peu un organe merveilleusement invasif dont la riche couleur et l’impact impératif servent admirablement le personnage [lire nos chroniques de Lady Macbeth de Mzensk, Elektra à Salzbourg, Die Teufel von Loudun, Le château de Barbe-Bleue et L’ange de feu]. Au jeune mezzo-soprano sud-africain Thandiswa Mpongwana revient le rôle de Krista, remarquablement tenu par sa voix chaleureuse dotée de fulgurances certaines [lire nos chroniques de Die Frau ohne Schatten, Adriana Lecouvreur et La fanciulla del West]. On retrouve avec plaisir le ténor vaillant et clair de Robert Lewis dans la partie haut-perchée de Janek qu’il tient avec une confondante évidence [lire nos chroniques de Tannhäuser et d’Hérodiade] – tous deux sont solistes du Lyon Opéra Studio. À composer Hauk-Šendorf, le ténor léger, fort musical, de Marcel Beekman surprend positivement.
Au robuste Kolenatý du baryton-basse hongrois Károly Szemerédy dont on applaudit la généreuse pâte vocale [lire nos chroniques de Jenůfa, Boris Godounov, Die Königin von Saba, Le château de Barbe-Bleue, The Bassarids, Fidelio, enfin d’Elektra à Genève] répond un clerc sonore et incisif à souhait, le ténor Paul Curievici en endurant Vitek [lire nos chroniques de Street scene, A midsummer night's dream, Parsifal, Le joueur et Le Grand Macabre]. Doté d’un timbre fort prégnant et d’une puissance indéniable, le ténor ukrainien Denys Pivnitskyi convainc moins dans la partie de Gregor qu’il se contente de pousser au plus fort de son volume. À l’inverse, le rôle du baron Prus est littéralement auréolé par le chant à la fois héroïque et subtil du baryton-basse islandais Tómas Tómasson – décidément un très grand artiste, tant par la voix que par le jeu [lire nos chroniques de Celan, Wozzeck, Rigoletto, Mazeppa, Siegfried, Lear, Der Vampyr, Parsifal à Bruxelles, Berlin et Palerme, enfin de Sleepless]. Une très belle soirée, donc !
BB