Chroniques

par bertrand bolognesi

Vadim Repin et l’ONF, programme russe

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 8 avril 2004
Dmitri Chostakovitch, compositeur soviétique
© dr

L’avenue Montaigne reçoit l’Orchestre National de France dans un programme russe des plus enthousiasmants. Si l’Ouverture de Russlan y Ludmila reste une page assez conventionnelle, les deux autres œuvres jouées présentent un tout autre intérêt. Second opéra de Mikhaïl Glinka, Russlan y Ludmila est écrit sur un livret adapté d’un conte de Pouchkine par Chirkov et Bakhtourine, principalement – cinq collaborateurs participèrent avant que le compositeur mette un point final au texte. Il sera créé à Piters juste avant Noël 1842. La première audition française aurait lieu ici même, en 1930. Si les Cinq ont considéré Une vie pour le Tsar (1836) comme la première pierre de l’opéra russe, on reconnaît beaucoup d’influences des maîtres allemands et italiens dans l’ouvrage suivant. La veine est épique, et si le merveilleux rappelle Freischütz (créé vingt ans plus tôt, et que Glinka put entendre lors de ses nombreux voyages en Allemagne et en Autriche) tout en annonçant l’orient des futures fresques du maître de Zagorodni Prospekt (Sadko, etc.), on retrouve aisément les traces d’une écoute attentive et passionnée des premiers opéras de Meyerbeer. Aussi cette Ouverture ne paraît guère « nationale », de même qu’à y regarder de plus près, la russitéde Suzaninese déployait-elle plus dans l’extrapolation d’un thème historique, avec un chœur représentant le peuple russe présent dans de grandes scènes inspirées du passé, que dans la partition. Kurt Masur propose une exécution enlevée, faisant la part belle au lyrique solo de violoncelle.

À l’automne 1955, le grand Oïstrakh créait le Concerto Op.99 n°1 de son ami Dmitri Chostakovitch [photo], avec Mravinski– autre inestimable monstre d’alors – à la tête de la Philharmonie de Leningrad. Pourtant, les quatre mouvements en furent tout-à-fait achevés dès le printemps 1948, la terrible année du Rapport Jdanov, précisément, suscitant la seconde « autocritique »du compositeur, déjà inquiété après la création de sa Lady Macbeth de Mzensk(1934). L’œuvre débute par un lent Nocturne, plongeant tout de suite l’auditeur en une grave méditation. La sonorité de l’orchestre est ici magistralement construite, proposant des soli de bois fort précis. Vadim Repin domine par un timbre d’une étonnante clarté, des notes tenues sans faille, une sensibilité à fleur de peau qui jamais ne s’abandonne. Soliste et chef jouent main dans la main, en bonne intelligence, livrent une interprétation de grande classe où chacun s’efface devant la partition. D’abord surpris par le tempo un rien trop lent du Scherzo (indiqué Allegro, tout de même), on reconnaîtra à ce choix le mérite de faire avancer le mouvement comme un fleuve, sans fougue éphémère, imposant peu à peu une puissance terrible et inévitable. Le violoniste y développe un son plus charnel, toujours extrêmement présent, avec une endurance qui semble à toute épreuve. Très nuancé dans la Passacaille, il commence la cadence dans une délicatesse inouïe pour progressivement installer une âpre rage où l’élégance laisse place à une bouleversante expressivité. Le rondo final (Burlesque) bénéficie d’un jeu à la fois brillant et nourri, loin d’une virtuosité futile ; plus exactement, Repin impose une virtuosité profonde qui soudain vous parle au delà de la seule exhibition d’adresse. Le public ne s’y trompe pas : après une écoute concentrée, attentive, retentissent bravi et hourras à saluer l’un des plus grands violonistes d’aujourd’hui.

Grande curiosité : les Tableaux d’une exposition dans l’orchestration de Sergueï Gortchakov réalisée en 1955. Du magnifique autant que redoutable cahier de pièces pour piano achevé par Moussorgski en 1874, Ravel réalisait une adaptation pour orchestre en 1922, la plus admise aujourd’hui – un élève de Rimski-Korsakov signa la première tentative en 1891, Mikhaïl Tushmalov, ne considérant pas l’intégralité du cahier. S’inspirant de l’orchestration originale ô combien plus sauvage que la révision qu’en écrivit Rimski-Korsakov, Gortchakov signe une version nettement plus musclée, voire brutale, des Tableaux d’une exposition. Kurt Masur conduit l’ONF dans une lecture contrastée et puissante. Le Vieux Château bénéficie d’une belle densité des cordes et d’un lyrisme étonnant, tandis que Bydlose gonfle comme un océan houleux. Le public sourit irrésistiblement à la phrase centrale du Ballet des poussins dans leurs coques : les violons miaulent des harmoniques peu gracieuses tandis que le piccolo, le célesta et le vibraphone donnent corps à cette joyeuse basse-cour. Masur souligne l’inscription de Gortchakov dans son époque, héritière des grandes partitions du cinéma soviétique initiée deux décennies plus tôt. Plus que russe,d’ailleurs, le parti-pris est ostentatoirement soviétique, en effet. Mieux ou moins bien que Ravel ? Tout-à-fait différent, en fait. En grand chef, Masur réalise des fortississimi où le moindre détail sait se faire entendre. Une expérience exceptionnelle !

BB