Chroniques

par bertrand bolognesi

Valery Gergiev dirige l’Orchestre de Paris
Liadov, Moussorgski et Schumann

Théâtre du Châtelet, Paris
- 2 décembre 2004
le chef russe Valery Gergiev photographié par Natasha Razina
© natasha razina

C'est une chance pour le public parisien : le chef russe (dont ces pages vous parlent fidèlement) sera de plus en plus présent dans la capitale, grâce à sa nomination à l'Opéra, parmi d'autres baguettes régulières. Ce soir, il dirige l'Orchestre de Paris dans un programme d'une grande cohérence, s'ouvrant sur le poème symphonique Le lac enchanté Op.62, scène de conte de fées écrite en 1909 par le pétersbourgeois Anatoli Liadov.

Né en 1855, élève de Nikolaï Rimski-Korsakov au conservatoire de l'élégante cité impériale, le musicien serait largement héritier de la subtile magie des orchestrations de son maître. Il explore la tradition populaire slave à travers une vaste collecte de chants russes effectuée avec l'aide de son ami Liapounov. Comme ces prédécesseurs des Cinq, Liadov s'attache au merveilleux des légendes, un goût qui fécondera plusieurs poèmes symphoniques, dont ce Lac enchanté – de loin son œuvre la plus jouée – que la formation parisienne donnait il y a deux ans (sous la direction d'Eschenbach). Deux inspirations : le charmant lac de forêt au bord duquel Liadov se promène volontiers et l'histoire des vodianoï (Водяной). Ces êtres vivraient au fond des eaux, dans des palais de cristal, et ne se montreraient aux humains que de nuit, sous les aspects – soumis à la position de la lune – repoussant de batraciens à têtes humaines ou dangereusement séduisant de jeunes gens idéalement proportionnés.

La partition de Liadov ne s'attarde évidemment pas à décrire la laideur relativement inoffensive ; elle tente au contraire de rendre compte des envoûtements d'êtres splendides à consumer les imprudents en des amours dévorantes qui pour l’Éternité les damnent au fond du lac. Valery Gergiev fait venir de loin les charmes venimeux d'une onde faussement paisible, colorant la pièce d'une lumière subtile, dans un climat debussyste. Si l'on y entend Moussorgski, Scriabine absorbe dans cette interprétation tout ce qui pourrait sonner wagnérien. Le chef profite d'un son« français » qui favorise le symbolisme de l'œuvre.

Nous entendons ensuite la troisième symphonie, selon l'ordre chronologique de rédaction, de Robert Schumann, soit la Symphonie en ut majeur Op.61 n°2, achevée en 1846. Gergiev en propose une lecture assez inattendue qui semble s'évertuer à faire entendre ce que l’œuvre porte en germe, plutôt que l'héritage qu'elle véhicule, et masque délibérément ce qui en rattache l'audition à la perception du temps. Le résultat interroge, dans une délicatesse inouïe et une puissance dramatique évidente, jamais démonstrative. Ainsi le Sostenuto assai est-il ouvert par une majesté paradoxalement humble, comme un choral orthodoxe, surprenant par la souplesse et l'absence de rendu de la construction, sans pour autant s’avérer flottant. Jamais agressive, la sonorité se veut plutôt l’ample écho d'une introspection troublante. Les soli de bois ne désignent rien et sont, au contraire, traités par une curieuse absorption de l'écoute, inhabituelle et saisissante. Le Scherzo s'enchaîne dans une vertigineuse fluidité tournante, telle une musique de ballet russe.

Si cette lecture jamais ne se révèle nerveuse, peut-être s'engage-t-elle dans la folie… L'accentuation est farouche, sans grands contrastes ni d'effets superflus : la musique avance dans l’inquiétude qui mène au lyrisme déroutant de l'Adagio sostenuto, porté parGergiev au delà de lui-même jusqu’à la suspension poétique. Les cuivres se ouatent, tous les bois s’avèrent divinement moelleux, tandis que les cordes manipulent des sonorités invraisemblablement flûtées. L'exécution s'étire dans un grand geste tendre, avec une coloration constante qui n'est pas sans évoquer le traître Lac précédemment entendu. Enfin, le tutti se lance dans un Allegro molto vivace puissamment dansé qu’habite un rien de théâtre, soutenu par le déchaînement musclé des cordes graves. Voilà une interprétation qui fait mentir ceux qui continuent de penser de cette symphonie qu’elle serait la moins intéressante de Schumann.

C'est par les Tableaux d'une exposition de Moussorgski que le maestro salue le public français, jouant l'œuvre d'un compositeur russe dans l'orchestration que Ravel en réalisait en 1922 (qui demeure la plus entendue). Ainsi retrouve-t-on les atouts entendus dans l'œuvre de Liadov. Soignant particulièrement les timbres, la Promenade 1 surprend par l'intériorité de son abord. Si la deuxième est plus claire, la troisième se montre mafflue, avant qu'un inquiétant rayon de lune éclaire la dernière. La conduite de Gergiev s’affirme sage : les musiciens de l'orchestre travaillent sous sa battue pour la première fois, ne sont pas habitués à son geste ; aussi s’atèle-t-il prudemment à assurer la propreté de l'exécution, plutôt que d’infléchir une interprétation trop personnelle. Et si le résultat est moins échevelé qu'avec l'Orchestre du Théâtre Mariinski, la lecture arbore aucune maladresse, dans une grande intelligibilité générale. Gageons qu'à l'occasion d'un second contact avec la formation parisienne, le chef laissera poindre le tempérament qu'on lui connaît.

BB