Chroniques

par david verdier

Variations Diabelli
récital Andreas Staier

Théâtre des Bouffes du Nord, Paris
- 14 mai 2012
récital Andreas Staier | Variations Diabelli
© harmonia mundi

On avait gardé en mémoire l'enregistrement intégral très distancié de Rudolph Buchbinder, il y a une dizaine d'années. Le pianiste autrichien y présentait le projet d'Anton Diabelli dans sa totalité, c'est-à-dire l'ensemble des cinquante réponses envoyées au célèbre éditeur par les compositeurs les plus en vue du moment. On doit à la mauvaise humeur de Beethoven d'avoir participé à changer le cours de l'histoire de la musique en composant non pas une mais trente-trois variations à partir du modeste thème proposé par Diabelli. À l'origine, rien ne prédestinait cette valse salonarde à s'élever au delà de ses déhanchements ternaires ; pourtant, ce sujet « obligé » connut le même sort que le thème de l'Offrande musicale, proposé par le roi Frédéric II de Prusse à Johann Sebastian Bach.

Le récital d'Andreas Staier est l'occasion de mettre en regard les Variations Diabelli de Beethoven avec les compositions d'autres compositeurs sollicités par l'éditeur viennois. Concernant l'instrument, son choix s'est porté sur la surprenante copie d'un pianoforte Conrad Graf 1827 – étrange boîte à malice dotée de cinq pédales qui sont autant de masques de comédien à disposition de l'interprète. En ouverture, le pianiste allemand présente un choix de dix variations d'auteurs peu voire jamais joués, dont la renommée ne dépasse pas, pour certains, les rayonnages d'obscurs musicologues. Le principal intérêt (et la principale surprise) de cet éventail de courtes variations réside dans la proximité esthétique de certaines d'entre elles avec le style beethovénien. Sans jamais égaler le génie du maître de Bonn, la valse blafarde et dissonante de Johann Nepomuk Hummel n'a pas à rougir de côtoyer pour une soirée les célébrissimes trente-trois.

Friedrich Kalkbrenner travaille également un matériau de caractère beethovénien, à grands traits virtuoses, cherchant à surdimensionner la modestie du thème, notamment par une palette assez sombre. D'autres participants se tiennent prudemment dans l'exercice imposé aux enjeux techniques et pédagogiques. Conradin Kreutzer donne ainsi dans les bariolages virtuoses, prétextes à tourbillons, avec une main gauche fort appuyée et des arrêts subits. Quant à Ignaz Moscheles, son projet ne dépasse pas le niveau d'un aimable et plaisant dialogue, une main chassant l'autre, gentiment. Carl Czerny noie son sujet dans d'aimables guirlandes à la main droite, d'une propreté très Biedermeier, tandis que Johann Peter Pixis marque du talon une valse devenue hoquetante et relativement scolaire. Franz Xaver Mozart, le benjamin des fils de Wolfgang Amadeus, se distingue des approches pédagogiques par une pièce très digitale, dévalant le clavier d'une bout à l'autre, con fuoco et sans grande profondeur, comme pour se chauffer les doigts.

Joseph Kerzowsky, dont on ignore à peu près tout, y compris la date du décès, n'est pas le moins intéressant pour autant. Il choisit l'option délicate de brouiller les caractéristiques rythmiques de la valse. Une rêverie schumannienne s'installe insensiblement, sollicitant une pédale discrète et ouatée. Un Liszt de onze ans à peine surprend par son degré de maturité et la « griffe » immédiatement reconnaissable qu'il donne à entendre. Le thème se mue en un élan éperdu, une course à l'abîme ultra virtuose multipliant sauts de mains et vertiges soudains. Le cahier se referme avec Franz Schubert et ce qui pourrait s'apparenter à un Moment musical méconnu, nostalgique à souhait, jouant avec un thème qui affleure et se retire sur la pointe des pieds.

Le choix des Six bagatelles Op.126 peut surprendre dans la mesure où l'interprétation d'Andreas Staier semble déjà concentrée sur le défi à venir en seconde partie. Le jeu est relativement dur, concentré sur l'attaque, avec pour conséquence une tendance récurrente à escamoter la résonnance naturelle de l'instrument. L'Andante con moto file droit, sans dodeliner la ligne de chant, comme l'y invite l'annotation cantabile e con piacevole. Guère plus hédoniste, également, l'Allegro à 2|4, tourmenté par un premier thème sombre et tendu. Dans l'Andante en mi bémol majeur, le pianoforte semble très mat de couleur et de brillance, guère cantabile e grazioso dans une conclusion sans relief. Le Presto en si mineur est enlevé, martelé sans cette perte de contrôle qui confine au raptus musical. Dans le bref Quasi allegretto, le clavier de Staier se densifie sensiblement, comme une parenthèse de bonheur avant l'entrée par effraction du dernier.

La suite présente un changement complet de décor.
Ceux qui attendaient un Beethoven descendant en prophète de sa montagne romantique en seront pour leurs frais. Exeunt également les tenants d'une herméneutique perverse qui sacrifierait la qualité de l'instrument sur l'autel de l'authenticité. Staier a examiné le manuscrit original pour y découvrir ce qu'aucun avant lui n'avaient vraiment osé exprimer. Comme un bon tableau qui désapprend la parole et réapprend à voir, son interprétation joint le sensible à l'intelligible, donnant par là-même la possibilité de mieux entendre ce que l'on croyait déjà bien connaître. On reconnaît dès l'entame le souci de changer la célèbre et très aimable valse en une aporie interprétative sans rien de « noble » et d'encore moins « sentimental ». À travers les obstacles qu'il place volontairement sur sa route, le claviériste porte un regard plein d'amertume et de sarcasme sur un exercice de style dont Beethoven cherchait à dénoncer la désuétude. Le résultat mêle une géniale dérision à une haute maîtrise de l'instrument. Par delà les aspects purement techniques, il fait saisir que, prises isolément, on ne peut comprendre les Variations Diabelli.

De fait, l'écoute devient vision et l'auditeur saisit l'ensemble à la manière d'une fresque, détaillant çà et là des moments de sublime, indissociables de la dimension gigantesque de l'entreprise. Cette obsédante et énigmatique figure trillée qui intervient dans la troisième variation rappelle la vision du petit pan de mur jaune du tableau de Vermeer, saisi par Bergotte durant son agonie. La combinaison entre la pédale una corda et moderator permet d'obtenir dans la vingtième une couleur liquide à la fois douce et mordorée. La fort surprenante utilisation de la pédale de basson dans la vingt-troisième fait jaillir hors de sa boîte la figure de Leporello en Arlequin cynique agitant sa crécelle, tandis que la pédale de janissaire fait exploser dans le ciel de la suivante des fusées inouïes et fantasmagoriques. Dans la trilogie 29 à 31, Staier fait oublier la dureté des Bagatelles ; il démontre la capacité du pianoforte à rivaliser avec les qualités d'expressivité et de profondeur de timbre d'un Steinway moderne.

Précisons pour conclure que ce premier récital d'une longue série a donné lieu à la parution d'un enregistrement chez Harmonia Mundi – document particulièrement instructif pour qui chercherait à explorer ce projet construit autour des Variations Diabelli. On y gagne ce qu'Andreas Staier a remplacé ce soir par une courte introduction parlée – à savoir, une mystérieuse Introdutione présente à l'état d'esquisse dans le manuscrit original. À partir de ces éléments disparates, dont le fac-similé est reproduit dans le livret, il a construit selon ses termes « une sorte de respiration dans une musique dont l'écriture est extrêmement rigoureuse ». C'est précisément cette dimension improvisée qui fait l'originalité et la valeur de l'interprétation qu'il propose aujourd'hui. Ce récital rejoint assurément les plus hauts sommets des témoignages discographiques les plus exigeants.

DV