Chroniques

par irma foletti

Vasco de Gama (L'Africaine)
opéra de Giacomo Meyerbeer

Oper, Francfort
- 11 mars 2018
Vasco de Gama, opéra de Meyerbeer, mis en scène par Tobias Kratzer à Francfort
© monika rittershaus

Après les francs succès de Robert le Diable (1831) et des Huguenots (1836), l'Opéra de Paris passa commande d'un nouveau Grand opéra à Giacomo Meyerbeer, sous le titre pressenti de L'Africaine. Pendant la composition, Meyerbeer et Scribe, son librettiste, se fixèrent sur les aventures de Vasco de Gama, avec l'intention de changer de titre, puisque les découvertes du navigateur portugais aux Indes n'avaient dès lors plus grand-chose à voir avec l'Afrique. Mais le compositeur décéda le 2 mai 1864, avant la création de son ouvrage, et c'est le musicologue François-Joseph Fétis qui fut chargé de monter l'opéra en vue de la première du 28 avril 1865. Contre toute logique, Fétis reprit le titre L'Africaine et coupa, jusqu'à la mutilation, dans la partition originale. L'immense succès qui suivit la création puis le désintérêt dans lequel tomba le genre au XXe siècle furent sans doute les deux raisons du statu quo sur L'Africaine, jusqu'à ce que l'Opéra de Chemnitz propose en 2013 l'opus dans sa version complète, sous le titre souhaité par le compositeur (il en existe un enregistrement chez CPO, de quatre heures et quinze minutes).

C'est, à quelques petites coupures et réarrangements près, la version jouée par l'Opéra de Francfort, d'une durée d'un peu moins de quatre heures. Il est d'ailleurs amusant de voir que la maison hésite encore entre les deux titres : elle annonce Vasco de Gama sur son site internet mais, sur l’affiche de saison sur le bâtiment, on lit L'Africaine... et les deux titres sont carrément juxtaposés sur le programme de salle. Toujours est-il qu'il faut saluer l'audace de l’institution de proposer un tel ouvrage, courage qui paie puisque la salle est remplie et le succès complètement enthousiaste au rideau final.

Le metteur en scène Tobias Kratzer est un habitué de Meyerbeer : il a signé un brillant prophète à Karlsruhe en 2015 [lire notre chronique du 18 octobre 2015] et Les Huguenots, repris à Nuremberg en 2014 (repris deux ans plus tard à Nice). Sa transposition ne fait pas dans la demi-mesure : après des messages dans plusieurs langues, dont « bonjour tout le monde » et « hello from the children of planet Earth », le rideau se lève sur les bureaux modernes d'une entreprise dans le domaine spatial. Entre la photocopieuse et la fontaine à eau, de jeunes visiteurs venus en groupe admirent des pierres sous vitrine rapportées d'expéditions lointaines, tandis que passent sur écran des images de satellites, de fusées, d'astronautes. Les hommes portent costume et cravate, et lorsque « les membres du Conseil entrent en séance » le décor défile transversalement et une cloison s'ouvre sur une salle de réunion, avec des planètes suspendues au plafond. Quand Vasco donne cet écrit, il tend une clé USB, puis ce sont Sélika et Nélusko, la peau bleue tels les personnages du film Avatar (James Cameron, 2009). C'est peut-être la seule réserve à émettre à propos d'un spectacle décapant et parfaitement cohérent, qui porte quelques traits de génie : la qualité sommaire de ces combinaisons de type Bibendum dont on voit trop les plis du tissu et le haut du vêtement qui s'arrête au niveau du cou. Vasco est un spationaute, casque à la main et tâches de cambouis sur sa combinaison blanche. Avant l'Acte II, un film d'époque est projeté sur le programme Pioneer, plus spécifiquement sur la Plaque de Pioneer embarquée dans deux sondes spatiales (1972-1973), une plaque métallique délivrant un message de notre humanité à d’éventuels extraterrestres, comportant des symboles et les dessins schématiques d'une femme et d'un homme. Au III, nous sommes à l’intérieur du vaisseau. Un hublot laisse voir à l'extérieur deux spationautes dans l’espace, clé anglaise à la main, puis un écran permet aux femmes restées sur Terre de faire un petit coucou à leurs hommes, l'une montre une photo du bébé qui vient de naître et tous félicitent à bord l'heureux papa. Le vin est distribué dans des dosettes en aluminium, pendant la chanson d'Adamastor on voyage à la vitesse lumière, et c'est après une pluie de météorites que les hommes en bleu débarquent dans le vaisseau. Au IV, ceux-ci ont mis la main sur la plaque-messagère de la mission Pioneer, devenue l'objet le plus sacré sur lequel ils jurent, dans une ambiance bleutée agrémentée de plantes sous serre. Le V est plus dépouillé : une cellule à gauche abrite le mancenillier, pas noir mais joliment bleu pour l'occasion. Puis Vasco se suspend aux cintres et Sélika (rapidement substituée, après sa mort, par une figurante harnachée) décolle pour joindre ses mains aux siennes, et l'enlacer. Mais au final, les Terriens tuent les hommes et femmes bleus et Vasco plante le drapeau de la société sur la planète conquise... business avant tout !

En tête de distribution, le ténor américain Michael Spyres fait entendre une prodigieuse diction française qui en remontre à bon nombre de nos compatriotes ! La ligne de chant est conduite avec élégance, dans un format vocal de baritenore, entre des graves au creux impressionnant et les suraigus les plus périlleux, assumés avec panache [lire nos chroniques de La damnation de Faust à Nantes et au Festival Berlioz, de la Grande messe des morts, de Petite messe solennelle, de Guillaume Tell, du Pré aux clercs et de Carmen, enfin des Troyens]. On souhaiterait uniquement un tout petit peu plus de volume, le soliste ayant parfois du mal à surnager dans les grands ensembles – il n’est pas très aidé par le chef, nous y reviendrons. La bonne surprise vient aussi des deux principaux rôles féminins, admirablement tenus par Claudia Mahnke (Sélika) et Kirsten MacKinnon (Inès), avec un avantage pour cette dernière, jeune voix pulpeuse, homogène sur les nuances forte et piano, dans une prononciation très soignée. Claudia Mahnke démarre un peu plus timidement, mais elle s’affirme au fur et à mesure, pour culminer dans un cinquième acte fort investi [lire nos chroniques du 1er août 2016 et du 19 février 2017]. Le baryton Brian Mulligan dessine un Nélusko au grain noir, dans un style beaucoup plus athlétique que séduisant [lire notre chronique du 3 mai 2014]. Andreas Bauer impose une forte présence en Don Pedro [lire nos chroniques de Don Giovanni, Les voyages de Monsieur Brouček, Le joueur et Tannhäuser]. Le reste de la distribution se montre solide : Thomas Faulkner (Don Diego), Michael McCown (Don Alvar), Bianca Andrew (Anna), à l’exception de Magnús Baldvinsson (Grand Inquisiteur, Grand Prêtre de Brahma) au timbre peu flatteur.

La direction d’Antonello Manacorda [lire notre chronique du 15 novembre 2017] n’est malheureusement pas au niveau de l’entreprise, en manque de variations de couleurs, de contrastes, dans un rythme purement métronomique, reléguant ainsi la fonction de l’orchestre à un accompagnement. Le volume est, de surcroît, trop uniforme et excessif à certains moments où il faudrait justement alléger pour faciliter la tâche des solistes qui ont du mal à passer ce mur du son. Bonne nouvelle, les protagonistes arborent un micro sur le visage – ce qui ne dépare pas, d’ailleurs, dans cette réalisation visuelle ! –, on en déduit qu’un enregistrement audio ou/et vidéo pourrait prochainement arriver (à suivre…).

Pour finir, tirons un grand coup de chapeau aux scènes allemandes qui ont tant fait et font encore pour la Meyerbeer Renaissance, devenue une réalité ces dernières années : outre Chemnitz déjà cité, la Deutsche Oper de Berlin – avec Dinorah, Vasco de Gama, Les Huguenots et Le prophète [lire nos chroniques du 27 novembre 2016 et du 16 décembre 2017] –, Nuremberg (Les Huguenots, 2014), Karlsruhe (Le prophète, 2015), Essen (Le prophète, 2017), etc. Si vous aimez le Grand opéra français, allez en Allemagne !

IF