Chroniques

par bertrand bolognesi

Vivaldi selon Marie-Nicole Lemieux
Jean-Christophe Spinosi dirige Matheus

Radio France, Paris
- 29 mai 2005
Jean-Christophe Spinosi accompagne Marie-Nicole Lemieux dans les airs vivaldiens
© dr

C'est vraisemblablement vers 1720 que la jeune Anna Giraud, fille d'un perruquier français, rencontra Antonio Vivaldi, peut-être à Mantoue. De son élève à la Pietà le contralto devint la muse inspiratrice du compositeur dont elle créera plusieurs grands rôles d'opéra. Cet après-midi, la Québécoise Marie-Nicole Lemieux, qui s'est largement illustrée dans le répertoire vivaldien, rend un bel hommage à la Giró au fil d’un programme fastueux offrant quelques extraits des plus fameuses incarnations de l'âme du prêtre roux. Elle est accompagnée par l’Ensemble Matheus sous la direction de Jean-Christophe Spinosi, un chef nous depuis longtemps nous a habitués à certaines facéties... aujourd'hui, il annonce lui-même chacune des arie de ce parcours qu'il présente en quelques mots.

La fête commence par Farnace. Marie-Nicole Lemieux chante Combattono quest'alma avec une expressivité minutieusement nuancée. Suit l'air Dividete, o giusti Dei précédé du récitatif Dite, che v'ho fatt'io, ditelo, o cieli ?. Le personnage apparaît comme par enchantement, magnifiquement construit de l'intérieur par le contralto qui transporte soudain le public à l'opéra. D'un timbre chaleureux et coloré, d'une voix souple et saine, d'un art inventif et sensible Lemieux fait peu à peu sourdre les sentiments évoqués jusqu'à l'émotion. C'est précisément sa principale qualité, outre de posséder des moyens vocaux indéniables et un charisme évident : plutôt que de se préoccuper de beau chant, elle se concentre avant tout sur le sens théâtral de ce qu'elle chante, sans pour autant négliger les questions de style. Ainsi nous fait-elle goûter un da capo de Svena, uccidi, abbatti, atterra de Bajazet venimeux à souhait où l'ornementation souligne judicieusement l'état d'âme.

Ponctuant ces interprétations d'une grande intelligence, Spinosi dirige deux Sinfonie ayant ouvert Orlando furioso et La fida ninfa. Si sa tendance coutumière à rendre le plus chaotique possible l'articulation de cette musique parvient à limiter les dégâts lorsqu'il s'agit de soutenir le chant, elle s'épanouit sans vergogne dans ces mouvements, proposant une suite indigeste de contrastes en dents de scie que la propreté douteuse des pianississimi courageux ne suffit pas à rendre légitime. Cet artiste possède indiscutablement de grandes qualités qu'on résumera par enthousiasme, énergie et curiosité ; il serait temps de les cultiver pour ce qu'elles sont et d'arrêter de puiser des recettes dans cette réserve sans la faire évoluer. La curiosité risque de s'amoindrir lorsqu'elle se trouve filtrée par le tic d'expression, l'énergie devient agitation lorsqu'elle n'est pas canalisée et l'enthousiasme bientôt n'amuse plus. C'est fort dommage, car à constater un nerf réellement excitant dans les lectures de Spinosi l'on remarque en contre- partie qu'elles ne respirent que dans les moments de faiblesse.

Enfin, après s'être affirmée excellente comédienne une nouvelle fois dans deux airs d'Alcina empruntés à Orlando furioso, Marie-Nicole Lemieux s'engage dans le final de l'Acte II de cet ouvrage, cette fois dans le rôle-titre. Avez-vous souvent vu que les visages des musiciens de l'orchestre arborent la même expression que celui de la chanteuse ? C'est aujourd'hui le cas, dans cette prestation bouleversante de la folie du héros de l'Arioste. Parfaitement décontractée, le contralto s'avère entièrement présent, exerçant sur le public une étonnante fascination. Deuxbis, Sorge l'irato nembo (Orlando, toujours) et le fameux Nel profondo, viennent remercier l'auditoire. Un plaisir à prolonger avec l’enregistrement intégral de l'œuvre, paru cet automne chez Naïve [lire notre critique du CD] ou encore, dans un répertoire totalement différent, par le Liederabend Brahms paru chez Analekta [lire notre critique du CD].

BB