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Chroniques
Werther
drame lyrique de Jules Massenet
Massenet est à l’honneur en ce début année, sans que cela semble lié à des commémorations à chiffre rond chargé symboliquement – né en 1842, il y a cent quatre-vingt ans, et mort à Paris en 1912, il y en a cent-dix –, ce qui suggérerait un heureux regain d’intérêt des maisons françaises pour l’un des grands noms du patrimoine. Après Thaïs à Tours [lire notre chronique du 23 janvier 2022] et avant Cendrillon à l’Opéra national de Paris en mars, Bordeaux met à l’affiche une nouvelle production de Werther à l’Auditorium qui, depuis son inauguration il y a tout juste neuf ans, s’est inscrit dans le paysage musical aquitain au delà du répertoire symphonique. Avec une fosse plus vaste que celle du Grand Théâtre il s’est rapidement révélé comme un outil de choix, même pour les spectacles lyriques, tout particulièrement en période de crise sanitaire. Les limitations techniques d’un plateau, certes modulable mais d’abord conçu pour le concert, permettent de s’accommoder de propositions scéniques allégées, notamment en termes budgétaires, sans pour autant interdire l’invention poétique, à l’exemple du Pelléas et Mélisande mis en espace par Philippe Béziat et Florent Siaud.
On ne saurait reprocher à Romain Gilbert – après une Périchole et une Carmen, il bénéficie d’un soutien fidèle bordelais – de manquer d’initiatives herméneutiques. Pour la nouvelle production qu’il règle ici, il a choisi de remonter dans l’enfance du héros goethéen afin d’élucider son destin. Ainsi voit-on apparaître des doubles enfantins de Charlotte et de Werther investir la scénographie anthracite de Mathieu Crescence, sous les lumières tamisées de François Menou, qui se résume à un plateau rotatif avec, en avers, la façade d’une demeure bourgeoise, auquel répond en revers le mobilier d’un lit matrimonial, sur fond d’esquisse de fresque aux teintes de pénombre. Les boiseries sont retirées à l’heure fatale des retrouvailles pour ne laisser que l’armature d’un escalier aux allures d’ascension pour l’échafaud, et frangée de foraines diodes multicolores. Le propos serait de sonder les jeunes années de Werther pour y trouver les sources d’une passion désespérée pour une femme plus maternelle que sensuelle, sans forcément que ces prétentions psychanalytiques n’étanchent les interrogations du spectateur, ni d’un argument qui déplace, dans la seconde moitié du siècle des Lumières, le conflit entre impulsions intimes et norme sociale sur le terrain du désenchantement du monde – contemporain de la recherche romantique d’une nature comme refuge face aux premiers balbutiements de l’asservissement industriel.
L’essentiel reste la musique de Massenet, défendue avec un authentique enthousiasme. Celui dont fait preuve Pierre Dumoussaud, à la tête de l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine autorise un renouvellement bienvenu dans l’approche de l’ouvrage. À rebours de la neurasthénie que d’aucuns attendent de Werther, le chef fait fermenter la douleur et la passion tue du couple interdit. Sans sacrifier le chatoiement des couleurs, la direction accompagne la densité des timbres et une robustesse des pupitres, de cordes en particulier, qui dément magistralement la réputation de relatives faiblesses parfois associée aux phalanges françaises dans la comparaison avec les germaniques.
Cette vigueur expressive soutient les incarnations vocales, telle celle de Benjamin Bernheim dans le rôle-titre. Le ténor franco-suisse, qui compte parmi les personnalités musicales les plus en vues du moment, ne déçoit pas les attentes placées en lui [lire nos chroniques de Lady Macbeth de Mzensk, Œdipus Rex, Salome, Fierrabras, Otello, Manon et Faust]. La sincérité, sans doute aussi bien calculée qu’instinctive dans la caractérisation des tourments romantiques, s’affirme dans une émission riche des doutes et des remords du personnage, sans oublier une attention à la diction, qualité qu’il partage avec l’ensemble du plateau et qu’il magnifie par un soin apporté au poids émotionnel des mots – le roman de Goethe est contemporain des premiers poètes qui ont nourri le Lied romantique allemand.
En Charlotte, Michèle Losier [lire nos chroniques de Castor et Pollux et de Béatrice et Bénédict] lui donne la réplique avec une réserve, voire une pudeur galbée dans un mezzo rond, homogène, sans pesanteur, qui n’oublie jamais une tonicité de la ligne qu’illustre le babil frais de Florie Valiquette en Sophie [lire nos chroniques du Postillon de Lonjumeau, d’Armida et d’Israel in Egypt] dont le frémissement d’insouciance gagnerait à s’enrichir d’ambivalence dans le basculement vers la déception – avec une direction d’acteurs plus aboutie. Lionel Lhote résume admirablement, sans emphase, la bénévolence d’Albert, et se distingue par une carrure remarquablement équilibrée, où la plénitude du chant se fait le miroir de celle de l’existence, sans se montrer aveugle aux souffrances des autres.
Le soin apporté à la distribution s’entend jusque dans les rôles plus secondaires. Marc Scoffoni endosse avec naturel la componction paternelle du Bailli, tandis que François-Nicolas Geslot et Youri Kissin se révèlent parfaitement complémentaire en Schmidt plutôt léger et Johann à la solidité terrienne convenue. Les interventions chorales de la Maîtrise JAVA sont préparées efficacement par Marie Chavanel et participent de l’indéniable réussite d’une lecture musicale conciliant autant archétypes vocaux et renouvellement de l’expression.
GC